Le Cadavre aux lunettes vertes (Jean-Claude Le Chevère) Rue Robespierre

Une nouvel écrit de Jean Claude.. Il nous emmène cette fois-ci, Rue Robespierre..

Comme chaque matin, très tôt, Jojo la Science, un petit homme surnommé ainsi parce qu’il a un avis tranché sur tout sujet, arpente les rues du quartier avec un affreux clébard qu’il retient au moyen d’une laisse tellement crasseuse qu’on ne distingue plus sa couleur originelle. Sa promenade matinale a deux buts. D’abord il s’agit de faire prendre l’air au chien sans nom – il l’appelle « le chien » sans autre précision – qui passe une bonne partie de la journée enfermé dans la minuscule maison de son maître. Ensuite cette promenade amène invariablement Jojo la Science au Café de la Passerelle où il achète son quotidien favori tout en enfilant un premier Muscadet qui sera suivi de nombreux autres avant le coucher du soleil.

Alors qu’ils passent devant le n° 28 bis de la rue Robespierre, le chien s’arrête soudain et il refuse de progresser plus avant, comme hypnotisé par un amas de linge informe entassé devant la porte d’entrée. Jojo s’énerve puis, voyant que le chien ne lui obéit plus, il s’approche des frusques qui semblent tant intéresser son clébard.
« Tudieu ! marmonne-t-il, mais on dirait qu’il y a quelqu’un sous ces fringues ! »

Et en écartant du bout du pied un pan de vêtement il découvre le visage d’un homme qui lui paraît définitivement endormi et qui porte d’étranges lunettes vertes à montures démesurées.
La police, alertée par Jojo, arrive rapidement sur les lieux, interdit l’approche du n° 28 bis, d’ailleurs inoccupé, et procède aux relevés divers et autres constats d’usage. Puis elle fait évacuer le corps qui est dirigé vers la morgue de l’hôpital. Le lendemain, la population du quartier qui n’est pas encore au courant découvre avec effroi que les crimes ne se déroulent pas que dans les films policiers ou dans les journaux télévisés. Décidément, on n’est plus tranquille nulle part !

Killian Lerouge, dit Kiki la Fouine, est au courant depuis la veille. La rumeur d’un crime bizarre a couru jusqu’au Collège Anatole Le Braz où il traîne ses guêtres en classe de quatrième. Sans en parler à qui que ce soit il est bien décidé à mener son enquête, mais dans la plus grande discrétion. Depuis qu’il a lu les vingt volumes de Nestor Burma il a décidé que plus tard il serait détective, et toute occasion est bonne pour se faire la main. Aussi, lorsque le soir, à table, cette histoire de cadavre aux lunettes vertes s’invite dans la conversation, il joue l’indifférence et laisse ses parents échafauder les hypothèses les plus extravagantes.

Enfermé dans sa chambre où il est censé travailler il jette sur le papier trois idées, comme elles lui viennent, sans chercher pour l’instant à en vérifier la pertinence. Un : il peut s’agir d’une histoire personnelle, de vengeance, par exemple. Deux : ce n’est peut-être qu’une affaire de hasard. La victime aura eu le tort de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Elle aura pu être tuée par un rôdeur. Trois : une interrogation plutôt qu’une explication : pourquoi ces lunettes vertes, davantage destinées à un déguisement qu’à une amélioration de la vue, selon la presse ? Le jeune garçon décide donc de s’informer sur l’identité de l’inconnu de la rue Robespierre. Dès le lendemain il lui faudra donc éplucher la presse régionale. Une autre question le taraude : quels sont les personnages célèbres ayant porté des lunettes vertes ?
Mais la police ne veut pas qu’on la gêne dans son enquête si bien que l’identité de la victime reste toujours aussi mystérieuse. Par contre, Google est beaucoup plus disert à propos des lunettes vertes. Et le principal personnage en ayant porté s’appelle… Maximilien de Robespierre, le célèbre révolutionnaire et régicide. Killian échafaude immédiatement un scénario. Le macchabée était peut-être un républicain forcené qui se serait disputé avec un royaliste nostalgique de l’ancien régime. Celui-ci, voulant venger Louis XVI à sa manière, aurait étranglé – la presse a parlé de traces autour du cou – son adversaire, puis lui aurait collé ces affreuses lunettes vertes sur le visage. Une façon de faire un ultime pied de nez à Robespierre, exécuté à son tour le 10 Thermidor de l’an II. Le 10 Thermidor, mais ça correspond au 28 juillet ! Le choix de la rue et du numéro devenait alors logique.

Une journée se passe et, coup de théâtre, la presse finit par révéler le nom du mystérieux mort découvert devant le numéro 28 bis. Il s’agit d’Antoine Laforêt, membre actif d’une association écologique : « Libérons les ours et les pingouins ». Alors les lunettes deviendraient la marque de son appartenance aux divers mouvements se rattachant aux Verts. Il aurait été assassiné pour ses idées.

Les recherches de la police semblent s’orienter dans cette direction, d’autant plus qu’on est en période électorale et que le mort, surnommé le Frisé, participait activement à la campagne. Pourtant aucune des personnes interrogées par les journalistes ne l’a vu précédemment avec des lunettes vertes.

Kiki la Fouine, lui, trouve que cette hypothèse est un peu simple, voire simpliste. Alors il choisit de mener des recherches plus approfondies sur le Frisé. Bonne nouvelle : il a une fiche Wikipedia. La Fouine y découvre qu’il a été marié trois fois et une note lui apprend que ce bourreau des cœurs est à nouveau en instance de divorce. Qui a pu rédiger cette note vraiment personnelle ? Peut-être la victime elle-même, en quête – qui sait ? – de nouvelles rencontres.

Et Antoine Laforêt figure bien dans les Pages Blanches. Kiki décide alors de se rendre à son adresse sous prétexte de vendre des billets de tombola pour un voyage scolaire. La femme qui lui ouvre, au premier étage d’un immeuble de la rue Léo Malet, est une imposante matrone qui lui paraît particulièrement perturbée. Il s’excuse de la déranger et lui présente ses condoléances avant de sortir son carnet de billets. La dame a du mal à s’exprimer et, visiblement, le chagrin n’explique pas tout. Elle a dû forcer quelque peu sur la bouteille, peut-être pour noyer sa peine, pense la Fouine qu’elle a invité à pénétrer dans l’appartement.
Sur une commode il aperçoit un masque de carnaval de la même couleur que les lunettes de Laforêt. Il le lui fait remarquer. Elle fixe un instant le détective en herbe, peu à l’aise devant son regard halluciné, puis s’effondre et, entre deux hoquets, lui avoue que c’est elle qui a tué son mari quand elle a appris qu’il voulait la quitter. Les cinquante kilos, tout mouillés, du militant écologiste n’ont pas fait le poids face au quintal bien tassé de son épouse. Ils se sont disputés, elle lui a serré le cou un peu fort et, sans vraiment le vouloir, elle l’a expédié ad patres.
Elle l’a ensuite chargé dans sa voiture pour le déposer rue Robespierre. La dame avait quelques connaissances historiques et le choix de la rue et des lunettes vertes n’avait d’autre raison d’être que de jeter le trouble chez les enquêteurs. Elle verse à nouveau quelques larmes, s’envoie un solide verre de remontant et, l’alcool aidant, s’endort sur son canapé.
Kiki la Fouine hésite un peu, puis il appelle la police avant de disparaître. Il est hors de question que le nom de l’émule de Nestor Burma figure dans la presse. Enquêter incognito reste le meilleur gage de liberté et d’efficacité. La veuve Laforêt bénéficiera de circonstances atténuantes, il en est certain. En France, c’est bien connu, le crime passionnel est celui qui se trouve sanctionné le moins sévèrement.

Et le lendemain, lorsque, dans la cour, des élèves de troisième parlent entre eux savamment, du moins le croient-ils, du crime de la rue Robespierre, Killian les écoute distraitement, s’écarte et les laisse jouer à ceux qui savent tout. Pour eux il n’est que le petit Lerouge, un blanc bec de quatrième qu’ils ne regardent même pas quand ils le croisent.