La Folie de M. Robin de Robien Ou les Rêveries d’un original robiennais Ou quand Montparnasse devient une dépendance de Robien. Par Jean-Claude Le Chevère.

Jean-Claude Le Chevère nous propose un texte un peu "délirant", où un personnage décolle du réel, comme dans certaines nouvelles ou certains contes de Marcel Aymé.

   Comme chaque année à la même période M. Robin prit le TGV pour Paris. Comme chaque année il s’absentait de Robien à deux reprises pour passer un jour et demi dans la capitale. Il faisait encore nuit quand il monta dans la voiture 4 et la plupart des voyageurs installés plus tôt dormaient dans des positions plus ou moins adaptées à cette paisible occupation. Sa place, côté allée, lui permit de ne pas réveiller son voisin, un homme entre deux âges, ventripotent, portant costume et cravate – un cadre de quelque chose ? Un employé de banque ? – qui dormait bouche ouverte et qui sursautait de temps à autre, gêné par ses propres émissions rauques et à demi étouffées. M. Robin, loin de s’inquiéter, savait que cela ne durerait pas, que, le jour se levant, le volumineux personnage se réveillerait, étonné de constater que quelqu’un occupait le siège près de lui. D’ailleurs il préférait les dormeurs aux porteurs de casques qui distillaient à leur voisinage la musique qu’ils étaient censés écouter seuls. De toute façon M. Robin était patient et il s’installa le plus confortablement possible dans une vague somnolence favorisée par le bercement du train. Cet entredeux lui était devenu coutumier : il ne pouvait vraiment dormir, mais il n’était pas non plus apte à se concentrer sur quoi que ce soit. Sans admettre qu’il était atteint du mal des transports il était obligé de reconnaître que très rapidement il se sentait glisser dans un léger engourdissement. Chaque année donc, à deux reprises, M. Robin quittait Robien pour Paris. Ou plus exactement pour le XIVème arrondissement. Lors de ce jour et demi son emploi du temps ne variait pas : hôtel, cimetière et flânerie dans les rues du quartier. L’ordre restait immuable. La gare Montparnasse fut annoncée plus vite qu’il n’aurait cru. Il vérifia l’heure : il y avait bien deux heures vingt qu’il était parti. Sa somnolence avait dû se transformer en perte de conscience, idée qu’il rejeta aussitôt ; il avait horreur que lui échappe le contrôle de sa modeste personne.

    Longs couloirs, bousculades, valises qui se heurtent, la sortie de la gare est chaque fois une épreuve. Mais dès que notre voyageur se retrouve sur la place Raoul Dautry toute gêne disparaît. Curieusement il se sent alors chez lui, comme à Robien. Sur sa droite, l’avenue du Maine. À cette heure matinale les passants se pressent déjà, mais il s’efforce de garder son allure ni rapide ni lente. Lui, il la qualifie de modérée. Cet adjectif pourrait s’appliquer à tout ce qu’il entreprend. Le mot excès lui est absolument étranger. Ni grand ni petit, ni gros ni maigre, une expression ni aimable ni agressive ; la foule peut le croiser, le dépasser, le bousculer parfois sans jamais le remarquer. Il est fier de cet anonymat qui, il le sait, masque une tout autre personnalité. Passant devant la rue Froidevaux il aperçoit le mur du cimetière mais ne s’attarde pas. Rue Auguste Mie il bifurque à gauche puis à droite pour entrer dans la discrète rue Cels. Deux hôtels s’y succèdent sur le trottoir de gauche. Il s’arrête devant le premier, l’hôtel Mistral dont la façade s’orne d’une large plaque. Il ne lit pas cette dernière, il la connaît par cœur. À la réception on l’attend.

« Alors, toujours fidèle ! Réglé comme une horloge, Monsieur Robin !Mais vous vous rappelez que les chambres ne seront pas libres avant midi ? »

Bien entendu il le sait. C’est chaque fois le cas. Et chaque fois on lui propose de garder sa petite valise jusqu’à son retour.

« Pour la chambre, c’est bien la même que d’habitude ? »

Légèrement inquiet il a posé la question qui le titille depuis son entrée dans l’établissement.

« Mais enfin, Monsieur Robin, est-ce que vous avez été déçu une seule fois depuis tant d’années ? Rien n’a changé depuis votre dernier passage et vous aurez la chambre de M. Sartre… »

    Il est enfin rassuré. Il va pouvoir se promener tranquillement jusqu’à son retour vers midi. La plaque précédemment ignorée indique que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont séjourné dans cet hôtel au cours des années précédant la guerre. Le premier y aurait même rédigé La Nausée. C’est d’ailleurs le seul livre de cet auteur que M. Robin ait lu. Les autres, écrits en d’autres lieux, ne l’intéressent pas.

    Avant de sortir M. Robin a tiré un sachet quelque peu volumineux de sa petite valise et il se rend aussitôt rue Froidevaux afin de pénétrer dans le cimetière du Montparnasse par la petite entrée à peine visible pour les non-initiés. Il en sortira par la porte principale, boulevard Edgar-Quinet. Mais avant il rendra visite à quelques-uns de ses concitoyens installés à demeure dans ce vaste enclos. Il se sent un peu responsable d’eux. Quand il en avait parlé à certains de ses proches on s’était moqué de lui, on avait insinué qu’il commençait à dérailler sérieusement. Alors il s’était tu. Il avait décidé de ne plus évoquer cette idée qui avait germé dans son esprit puis, avec la réduction du temps séparant Saint-Brieuc de Paris, ou plutôt Robien de Montparnasse, avait fini par s’imposer. Le XIVème arrondissement n’était plus pour lui qu’une dépendance, ou une estension du quartier briochin. Cette idée s’était transformée en une obsession, une sorte d’illumination et ce que d’aucuns auraient baptisé une folie lui était finalement apparu comme une révélation. Et considérant qu’il était apparemment le seul à l’avoir reçue il s’était senti investi d’une mission – par qui ? Au nom de quoi ? – qu’il devait accomplir discrètement mais régulièrement : veiller au bon fonctionnement de ces deux quartiers éloignés de quelque quatre cents kilomètres mais qui, dans son cerveau, n’en constituaient plus qu’un seul.

     Son sachet à la main il se dirige vers le centre de la partie principale du cimetière, là où l’attendent deux personnages particuliers parmi ses concitoyens. Il les regarde parfois comme ses administrés, lui-même ayant fini par se considérer comme le souverain de cette sorte de royaume imaginaire. Au bord du rond-point central M. Robin extrait une reinette d’Armorique de son sac, pomme qu’il a achetée la veille sur le marché de Saint-Brieuc, et il la dépose sur la tombe du président Chirac où elle voisine avec d’autres variétés. Celui-ci n’en avait-il pas fait un symbole lors d’une de ses campagnes présidentielles ? Ce n’est pas par fidélité à l’ancien chef d’état qu’il accomplit ce geste ; il n’a jamais voté, tenant la politique comme le domaine de la tromperie et du manque de respect des promesses claironnées. Mais maintenant que l’homme illustre s’est arrêté au milieu du cimetière il fait partie des siens et la pomme d’Armorique vient renforcer le lien qui les unit. Tout près, à quelques mètres, l’attend la dernière demeure de Gainsbourg. Certes il n’a jamais apprécié particulièrement le chanteur mais comme pour le président tout a changé à partir du moment où il a été enterré à cet endroit. Alors il place au milieu des mégots et des tickets de métro un magnifique chou-fleur venant tout droit de la campagne briochine. Il devrait plaire à celui qui s’était baptisé « l’homme à la tête de chou ». Renforcer les liens. Renforcer les liens avec les derniers arrivés comme avec les plus anciens. Chaque fois qu’il revient il se répète silencieusement ces quelques mots. Il faut absolument maintenir l’unité dans le royaume. Il ramasse son sac et il reprend sa promenade dans le vaste espace où se mêlent verdure et sépultures. En passant il salue les plus visités. Baudelaire et la famille Aupick, Sartre et Beauvoir – « Encore vous ! » ne peut-il s’empêcher de marmonner - . Les célébrités se succèdent, qu’il gratifie, les uns après les autres, d’un signe de tête, les musiciens comme Auric, les sculpteurs comme Belmondo, les photographes comme Brassaï, les comédiens comme Carmet. Finalement tout ce peuple muet où se côtoient les vedettes d’un jour ou d’une année, les moins connus et les inconnus, a droit à un mot, un regard, une pensée. Certes il regrette que René Cassin ait déserté sa tombe pour s’établir au Panthéon. Mais que pouvait-il faire pour s’opposer à la décision du gouvernement ? Mitterrand n’aurait même pas écouté ses arguments, il en est certain. Avant de sortir boulevard Edgar-Quinet il accorte quelques instants supplémentaires à Stéphane Hessel, l’un des derniers arrivés. On vient de donner son nom à la place voisine, près de la station de métro.

    M. Robin n’avait jamais osé révéler aux gérants de l’hôtel qu’eux aussi faisaient partie de son royaume. Ils ne l’auraient pas cru. Comme les autres ils se seraient moqués de lui, ne l’auraient plus regardé de la même manière, auraient souri derrière son dos en faisant des signes désobligeants. Et avait décidé qu’il n’avait pas de temps à leur accorder pour tenter de les convaincre.


« Vous avez fait une belle promenade ?

Le cimetière, comme d’habitude ?

- Comme d’habitude.

- Vous pouvez monter maintenant. La chambre Sartre est désormais disponible. »

    Il s’empare de la clef et rejoint le premier étage. Bien entendu il sait que l’établissement a été restauré, que la chambre originelle, celle de la création de l’œuvre, n’existe plus. Mais cela pèse peu face à nos rêves. C’est là, dans notre imagination libérée, que se trouve la véritable réalité. Et en fréquentant le couple célèbre, même absent, il en devient un familier, il le fait entrer dans le cercle des proches, il l’intègre au peuple de son royaume imaginaire.

    Après un rapide déjeuner au Losserand, dans la rue du même nom, il se transforme en badaud curieux, s’abandonne à son inspiration, vérifie que rien n’a changé, regrette que le restaurant du Moulin Vert soit devenu une pizzeria comme il en existe déjà tant, décide de se cantonner dans la partie ouest de l’arrondissement. Il se réserve Montsouris, Sainte-Anne et la Santé pour le prochain séjour. En remontant le boulevard Montparnasse il veille à ne s’intéresser qu’aux numéros pairs. De l’autre côté c’est déjà le VIème, c’est-à-dire l’étranger, et cela ne le concerne pas. À la Coupole et au Dôme des clients prennent la pose, stylo en main, espérant que l’esprit des écrivains et artistes du début du XXème plane encore en ces lieux désormais connus du monde entier. L’un d’entre eux s’est même fait la tête d’Hemingway, c’est étonnant et M. Robin se demande s’il doit accepter ce clone du grand écrivain américain dans son royaume.

    Le soir, fourbu, il s’accorde un dîner dans une brasserie de l’avenue du Maine. Il a remarqué qu’on y servait poissons et fruits de mer. Il espère qu’ils arrivent tout droit de la baie de Saint-Brieuc. Il s’en inquiètera une prochaine fois, mais l’expérience lui a appris que ses intuitions sont le plus souvent confirmées. De retour chez Sartre il s’endort, heureux d’avoir pu constater que la partie parisienne de son royaume se porte bien. Après une nuit paisible – l’esprit facétieux du vieil existentialiste n’est pas venu perturber son sommeil – et un petit-déjeuner qui marque le point final de sa visite il règle sa nuitée et repart vers la gare toute proche. Il sera à Saint-Brieuc en milieu de matinée et retrouvera son quartier. Par la même occasion il récupérera son E manquant depuis la veille, le E qui l’identifie à la partie briochine de son royaume, le E qui le fait passer de Robin à RobiEn. Robien dont il fera un tour attentif pour vérifier que rien n’a changé dans la partie occidentale de son royaume pendant sa courte absence.