SAINT-BRIEUC : TERMINUS ! (Jean-Claude Le Chevère)
Le camion bloquait une bonne moitié de la rue Danton à hauteur du chantier. Surélevée derrière la cabine, la toupie tournait sans arrêt et, par un long tube vertical, envoyait le ciment prêt à étaler aux ouvriers qui travaillaient au troisième étage du bâtiment de briques en construction. Des badauds s’étaient arrêtés et, par la vitre entrouverte, Manu Carmone, dit Klepto, captait des bribes de conversations, des lambeaux de phrases hachées où il était question d’attente, de deux ans, de voisins lésés, d’appartements déjà vendus. Une phrase lui parvint dans sa totalité : « Ils veulent rattraper le temps perdu. »
Manu se demanda un instant si la Clio allait passer. A cheval sur le bord du trottoir, débordant nettement sur la chaussée, la petite 205, mal garée de l’autre côté, rétrécissait encore la voie. Ce serait trop bête ! Rester bloqué à cause d’un conducteur négligent !... Il a dû se ranger là hier soir, ou cette nuit… Il ne pouvait pas prévoir… Il enclencha la seconde et avança au pas, sans toucher le camion ni la voiture. Il y a des jours où je me surprends moi-même, je ne me croyais pas aussi adroit. Il ne comptait plus les ailes froissées, les portières enfoncées, les coffres rétrécis. Toujours pressé, il n’avait jamais le temps de fignoler. Ses démarrages se faisaient souvent en catastrophe et personne, parmi ses connaissances, n’auraient eu l’idée de lui prêter une voiture. Alors, en cas de besoin, les bagnoles, il les “empruntait”. Il n’avait jamais passé de permis et les termes d’assurance ou de carte grise lui étaient totalement étrangers.
Il contourna le rond-point puis se lança dans la montée de la rue Jean-Jaurès à vive allure en espérant ne croiser aucun véhicule. La voie était étroite et il fallait toujours qu’un des deux conducteurs accepte de se ranger pour laisser passer son vis-à-vis. Elle devrait être à sens unique ! Depuis le temps que je le dis… Originaire du quartier, il ne l’avait jamais dit mais souvent pensé. Après le feu il continua rue de Robien, bifurqua sur la droite et s’engagea sur la grande place. “Deux heures de stationnement offertes.” C’était placardé à l’entrée. Ils se démerderont pour payer le dépassement. La note risque d’être salée ! Il se gara près d’un 4X4 Mercedes aux autocollants écolos. Ses occupants devaient être en ce moment en face à faire leurs courses à la Biocoop. Il laissa les clefs sur le tableau de bord. Une fois sorti, il ôta ses gants qu’il glissa dans son sac à dos et se dirigea vers la gare.
Son bref retour en Bretagne avait été particulièrement fructueux. Pas du point de vue culturel. Là n’était pas le but de ses déplacements. Pourtant, depuis sa sortie prématurée du système scolaire, comme on disait à la télé, les visites de monuments, les expositions, les fêtes de la mer et autres animations estivales l’avaient toujours singulièrement attiré. Il furetait sur internet pour dénicher tout ce qui pouvait séduire les foules, les gogos en quête d’authentique, les nostalgiques à la recherche d’un passé que la plupart d’entre eux n’avaient jamais connu. Pendant l’été, période où son activité battait son plein, il était attiré par tous ces rassemblements festifs et culturels qui réunissaient tous les pigeons en vacances, décontractés, oublieux des petits ennuis qui leur gâchaient la vie le reste de l’année, toutes les troupes d’insouciants que son passage se chargeait de ramener à la réalité. S’il n’avait continué à “bricoler” le reste de l’année dans les grandes villes – Paris, où il résidait désormais demeurant alors son secteur privilégié, mais il ne détestait pas non plus passer quelque temps à Lyon, à Lille ou à Bordeaux – il aurait pu être considéré comme un travailleur saisonnier.
Il emprunta la passerelle et, une fois entré dans la gare, il se dirigea vers les distributeurs de billets. Il ne pouvait se permettre d’être en infraction lors d’un contrôle. Il devait offrir aux regards plus ou moins inquisiteurs toutes les caractéristiques de l’honnête jeune homme venu passer un week-end dans sa famille en province. Pour s’enfoncer davantage encore dans l’anonymat il décida de s’acheter L’Équipe au kiosque. Le Tour de France était parti depuis huit jours et les étapes les plus intéressantes étaient attendues pour la semaine à venir. C’était ce qu’annonçait la une du quotidien sportif. Breton d’origine italienne, il avait toujours aimé le cyclisme, admirant ces athlètes qui s’échinaient pour des salaires vingt, trente fois moins élevés que ceux des footballeurs. Ça lui rappelait des après-midi avec son père quand il était tout gamin. Le vieux, devant la télé, une canette à la main, s’égosillant lorsqu’un Français était lâché dans un col : « Accroche-toi, fainéant ! » Quand il y repensait ça l’amusait. Il était quand même gonflé, le paternel, lui qui n’en avait jamais fichu une rame.
Le TGV pour Paris n’arrivant que dans une demi-heure il chercha une place où s’asseoir dans l’espace réservé aux voyageurs en attente. Il avait à peine ouvert son journal qu’un couple caricatural, à la Dubout, vint s’installer en face de lui, obstruant le passage avec une énorme valise et un panier-cage d’où s’échappaient à intervalles réguliers des miaulements plaintifs. Vu leur physique et leur dégaine ces deux vieux devaient être en retraite depuis belle lurette. Il leur adressa un vague sourire au moment où ils se laissèrent tomber sur leurs fauteuils. Non seulement ils n’y répondirent pas mais ils émirent une sorte de grognement, comme si sa présence, face à eux, leur avait causé quelque désagrément. Il s’en amusa et se cacha derrière les pages, trop réduites à son goût, de L’Équipe.
Comme mu par une sorte de tic il effleurait fréquemment son sac à dos calé entre ses jambes pour s’assurer qu’il n’avait pas bougé. Ce serait le comble de se le faire voler ici, à Saint-Brieuc, sa ville natale, juste avant de monter dans le train, alors qu’il n’avait jamais été aussi bien rempli. Portefeuilles, mini-sacs, billets, cartes bancaires, bracelets, montres s’y entassaient, enveloppés dans un journal afin d’éviter que des bruits métalliques puissent alerter un voyageur particulièrement curieux. Depuis l’époque où il faisait ses gammes il avait fini par être reconnu par ses pairs comme une sorte d’as des pickpockets : rapidité, discrétion, douceur, efficacité, tels étaient ses principes.. Au fil des mois et des années il s’était professionnalisé. Pour les montres et les bracelets il avait désormais ses adresses. Pour le reste il se débrouillait toujours, sans utiliser inconsidérément les cartes bancaires. Les possibilités qu’offrait le sans-contact lui permettaient d’assurer une partie de ses besoins quotidiens.
Il traversait en ce moment une période faste, occupant un appartement modeste mais agréable rue Didot. Un logement laissé libre après décès. Il appliquait là une pratique que lui avait enseignée un vieil arnaqueur : bien repérer les décès dans les journaux. Surtout ceux des veufs ou des veuves. Après la disparition de leur occupant les logements restent toujours inhabités pendant un temps variable suivant les familles. Les voisins de l’immeuble vous prennent pour un proche du disparu et vous ignorent. Mais dans cette situation aussi tout amateurisme doit être banni. Pas question d’y traîner dans la journée. L’irruption de déménageurs ou d’un clerc de notaire pourrait mettre en péril une position somme toute confortable. Et, dans son cas, la proximité d’une gare permettait de changer d’air rapidement.
De temps en temps il jetait un coup d’œil en direction des deux grognons qui lui faisaient face. Ils devaient être à moitié sourds, ne réagissant pas aux miaulements de plus en plus pitoyables du matou enfermé dans sa cage à trous. Après réflexion ils ne lui parurent plus aussi vieux qu’il avait pu le croire dans un premier temps. Eux aussi semblaient occupés par la lecture des journaux. L’homme lisait Le Télégramme et la femme était plongée dans Ouest France, ce qui confirmait qu’il s’agissait de deux Briochins qui se rendaient à Paris. De plus le choix de deux quotidiens différents indiquait qu’il devait y avoir du tirage dans le couple, chacun campant dans ses habitudes et ses certitudes.
Visiblement ils avaient du mal à se concentrer car il ne se passait pas trente secondes sans que l’un des deux lève le nez et inspecte le groupe de voyageurs répartis sur les divers fauteuils, comme s’ils étaient chargés de contrôler le bon ordre général. Pendant ce temps le matou gémissait toujours.
Les minutes s’écoulaient lentement et Manu se sentait de moins en moins à l’aise dans ce fauteuil pourtant prévu pour le confort des voyageurs. Quelque chose d’indéterminé, une vague intuition, ce qu’il appelait son sixième sens, lui signalait que tout ne se passait pas comme prévu. Il s’appliqua à fixer une des pages sur le Tour mais il n’arrivait plus à lire un seul mot. La grande pendule lui apprit qu’il restait un quart d’heure avant l’arrivée du TGV. Son malaise ne se dissipant pas il décida de passer sur le quai. Il y respirerait mieux. Il se leva et empoigna son sac. Il tenait son journal dans l’autre main.
Au moment où il enjambait l’énorme valise des deux affreux il sentit une poigne terrible s’abattre sur son épaule, faisant glisser au sol le sac à dos. Et avant qu’il puisse réagir deux autres mains lui avaient replié les bras derrière le dos. Il entendit le déclic des menottes qui lui rappela un cliquetis sinistre identique déjà perçu deux ans auparavant.
Encadré par les deux caricatures – derrière leur accoutrement ridicule il devinait maintenant deux policiers qui devaient le pister depuis quelque temps – il fut conduit vers la sortie sous les yeux des autres passagers incrédules. Une voiture de police attendait derrière les taxis. « Saint-Brieuc : terminus, Monsieur Carmone ! » lui lança alors celui qu’il avait d’abord pris pour une matrone à la Dubout.
Alors qu’on le poussait vers l’intérieur, une jeune femme indignée sortait de la gare avec la cage où était enfermé le matou. « C’est quand même malheureux ! » cria-t-elle à l’adresse du trio qui avait désormais d’autres chats à fouetter.