Le Voyage de Mélanie, Jean-Claude Le Chevère
Des vieux il y en a eu
En descendant j ai vu
IV - J ai traverse le bourg
IX - Quand j ai pousse la porte
J ai tourne le dos
Je suis restee aupres d elle
Le maire est eleveur
On a creuse une partie de la nuit
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE MASQUES
V-J ai rencontre ma deuxieme morte
VIII - Nous nous sommes toutes les deux
VII - Quand Marie m a demande pdf
VI - Quand la nuit est tombee
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE MASQUES
Depuis quelques jours j’ai reçu divers messages évoquant Le Voyage de Mélanie, un roman publié en 2001, où il était déjà question de masques. Dans ce texte il ne s’agit pas de se protéger d’un virus mais plutôt des odeurs qui embaument la région où se déroule l’intrigue. Aussi, en ces temps si particuliers, avec l’accord de mon éditeur et celui d’Alain, je me suis permis de proposer, par tranches, comme un roman-feuilleton, le début de ce Voyage de Mélanie. La narratrice est une adolescente de 14 ans.
I
Ce matin, Maman a embrassé le patron de l’usine à mochons. Je m’étais levée tôt et, mon masque dans la poche, j’avais décidé de passer la matinée dans mes noisetiers. L’air me paraissait à peu près respirable et je voulais en profiter. Je rentrerais dès le retour des odeurs car le papier de mon masque était percé. C’était la première fois. D’habitude, Jérôme me les choisit impeccables. C’est de la sélection, qu’il me dit, ceux qui sont réservés aux patrons. Tout le monde sait que les masques des patrons sont plus efficaces que les autres. Pourtant Papa dit que ça ne leur sert à rien. « Il y a longtemps que les patrons ne sentent plus rien, qu’il lance souvent à Maman, y’a que l’odeur du fric qui peut encore leur monter au nez ! » Maman hausse les épaules. « Avec tes idées ! » qu’elle lui répond. En général ses réponses ne dépassent pas trois ou quatre mots.
N’empêche que les masques des patrons sont plus efficaces que les autres où ça pue autant dedans que dehors. Ils sont même un peu parfumés. Il paraît qu’il y en a un qui y colle une goutte du parfum de sa femme. Comme ça, quand il traverse les champs d’épandage, il pense toujours à elle. Les femmes des patrons ne viennent jamais chez nous. Leur santé ne le leur permet pas. Papa m’a dit en riant que les femmes riches sont toujours plus fragiles que les autres. Plus tard j’aimerais être une femme fragile, extrêmement fragile.
Il faudra que je dise à Jérôme d’être plus attentif quand il me met un masque de côté parce que les odeurs, chez moi, elles arrivent plein tonneau, et elles me rendent malade. Le docteur a dit à Papa qu’il faudrait que je fasse des cures, que c’est comme de l’asthme. Je suis allergique, à ce qu’il paraît. Papa a haussé les épaules. Avant que mon dossier soit accepté par la Sécu, qu’il lui a répondu, les mochonnes nourriront leurs petits au biberon. Eh bien, il paraît que des petits mochons ont été élevés au biberon ! Pas par leur mère, mais quand même ! Et moi, je ne suis toujours pas allée en cure. D’ailleurs, je me demande si j’en ai envie. Les narines trop dégagées, voilà ce que j’ai. « Un vrai handicap ! Surtout dans cette région ! » C’est ce que le médecin a conclu un soir où j’allais encore plus mal que d’habitude. Alors je me suis regardée plus attentivement dans la glace. C’est vrai qu’ils ne sont pas petits mes trous de nez, mais ça ne jure pas. Je trouve que ça ne me va pas mal. A force de me reluquer je me suis déniché un air de ressemblance avec une actrice que j’ai vue dans un vieux film, Betty. Si je suis le docteur jusqu’au bout, avec mes “narines trop dégagées ” il faudra que j’aille traîner ma vie ailleurs. Et tout ça à cause de mon nez ! A moins que les mochons partent empester un autre coin. Ce sera moi ou les mochons. Bourg-la-Colline ne pourra jamais nous supporter tous en même temps. Mais là je délire. Comme Papa. « Tu veux ruiner le pays, que lui a dit le maire. Les types comme toi, en temps de guerre, ils seraient fusillés. » Papa n’a rien répondu mais il est parti en claquant la porte. Et il l’a claquée si fort qu’un carreau a été cassé. Si bien qu’ils ont eu un arrêt de travail de deux heures à la mairie, le temps de remplacer le carreau et de renforcer les autres. A cause des odeurs.
Le maire est éleveur, lui aussi. Comme tout le monde ici. Tout le monde sauf nous, les employés de l’usine à mochons, ceux du supermarché – d’ailleurs c’est les mêmes – et ceux de chez Migeard. Le supermarché appartient à l’usine. Il n’y a plus d’autres commerçants. Plus de restaurant. Rien que l’idée de venir manger ici pourrait faire enfermer quelqu’un, c’est ce que dit Papa qui est le dernier à avoir tenu auberge avant de fermer boutique faute de clients. Le facteur passe chaque matin en vitesse à la mairie où il dépose le courrier de Bourg, et lettres et colis sont distribués par un employé municipal. Les postiers ne s’aventurent plus dans les hameaux. C’est une faveur qu’ils ont obtenue par une grève. « La santé avant tout », qu’ils avaient écrit sur leurs pancartes. « Des fainéants et des lâches », grognent les gens d’ici en relevant un peu leur masque pour cracher par terre. N’empêche que personne ne vient plus à Bourg. On voit toujours les mêmes têtes. Et quand l’instituteur partira en retraite il paraît que l’école devra fermer. Il a déjà prolongé de sept ans, « à la demande de nos élus », qu’ils avaient écrit dans le journal. Mais il faudra bien que ça s’arrête un jour. Surtout qu’il commence à dérailler. Il est là depuis avant les mochons. Et il avait été pour l’installation de l’usine et des élevages parce que ça allait donner du travail à tout le monde. « Il ne fait que répéter ce que dit son parti », ronchonne Papa qui a été son élève et qui s’entendait bien avec lui autrefois. Seulement, l’instituteur n’avait pas prévu les odeurs. Il continue parce qu’il ne veut pas se dédire. Un têtu. Sa femme, elle, n’a pas attendu qu’il soit en retraite. Elle a levé l’ancre avec le dernier inspecteur qui est passé à l’école. Ça fait plus de quinze ans maintenant. Je ne l’ai jamais connue. Tout le monde l’a critiquée, mais moi je ne dis rien. On peut comprendre. L’école va fermer parce qu’aucun remplaçant n’acceptera de prendre la place du père Dupin. Ils préféreraient être envoyés dans n’importe quelle banlieue plutôt que de retrouver « le calme et la tranquillité de la nature » : c’est comme ça que des affiches vantent Bourg-la-Colline. Au début il y en avait qui se laissaient prendre, mais c’est fini. Tout se sait. Les camionneurs qui viennent charger à l’usine se sont chargés d’informer le monde. D’ailleurs il paraît qu’en France personne ne veut plus de nos légumes. Pourtant on en cultive beaucoup et ça pousse dans les champs d’épandage ! Papa a demandé au maire si c’était vrai que tout partait à l’étranger. Le maire a été obligé de lui répondre parce que c’était une réunion du conseil et qu’elle était publique. Eh bien, il a piqué une colère ! Il a accusé Papa de dire ça exprès pour démoraliser les Collinois, de critiquer tout parce qu’il est un aigri qui n’a pas su mener son restaurant. J’ai cru que Papa allait exploser et lui voler dedans, mais il s’est contrôlé et il a reposé sa question. Alors le maire a dit que la séance était terminée et il s’est levé. Il était rouge et, comme Papa le regardait avec un sourire moqueur, je me suis dit : il va éclater. Son cou était violet et gonflé comme celui d’une bête qu’on va saigner. Il s’est avancé vers nous et il a murmuré à Papa : « Écoute, Baptiste – Papa s’appelle Jean-Baptiste, mais ici les gens le nomment Baptiste, du moins ceux qui lui parlent encore. Ça date de l’époque du restaurant - écoute, Baptiste, qu’il lui a murmuré, l’argent des étrangers vaut bien celui des Français, et s’il ne t’intéresse pas, tu peux toujours aller voir ailleurs. » Quand on est revenu, dans la voiture, Papa semblait content de son coup, mais ça ne réglait pas nos problèmes. Je sais qu’on vit sur l’indemnité touchée à la fermeture du restaurant. Le tribunal a reconnu que c’était à cause des nuisances qu’il avait fallu arrêter. Et l’usine a payé et le syndicat des éleveurs aussi. Mais, comme dit Maman, cet argent, il n’est pas éternel.
Maman, au restaurant, elle servait. « Les clients, c’est mon truc », qu’elle lançait à ceux qui lui parlaient de son travail. Toujours pimpante, toutes les semaines chez le coiffeur ; il y en avait qui prétendaient que les clients en question venaient surtout pour elle. Depuis qu’on a fermé elle n’est plus la même. Elle reste des journées sans parler et, il y a des moments, je me demande pourquoi elle est toujours là. Parce qu’avec Papa ça n’a pas l’air d’aller très fort. Elle a toujours des toilettes neuves. Un jour que Papa lui demandait d’où ça venait elle lui a répondu : « C’est des soldes ! Il y a toujours des affaires à faire ! » Avec Maman, les soldes durent toute l’année. Papa n’a rien dit mais il lui a tourné le dos. Moi, je l’ai toujours vue bien habillée, avec des choses neuves. Alors je n’ai rien trouvé de bizarre. Mais depuis ce matin j’ai tout compris. Quand je l’ai vue embrasser le directeur de l’usine à mochons. Papa était parti faire sa campagne, comme il dit. Il veut monter une liste d’anciens pêcheurs et chasseurs pour se présenter aux prochaines élections. Anciens, parce qu’il n’y a plus ni vrais poissons, ni lapins, ni oiseaux sur la commune. A part les corbeaux et les mouettes. Ah, celles-là ! Elles s’abattent par centaines. Et pourtant la mer est à plusieurs dizaines de kilomètres ! Moi, je m’étais levée de bonne heure et j’allais vers mes noisetiers quand je les ai vus dans la grosse voiture. Une énorme japonaise. Les vitres ont beau être épaisses, je les ai vus comme si j’avais pu les toucher. Pendant trente secondes – ou peut-être plus – je les ai regardés sans bouger. Ils ne m’ont pas aperçue, ils étaient trop occupés. Ça m’a donné un coup au cœur. À cause de Papa et à cause des odeurs ; c’étaient mille trahisons en même temps qui me sautaient au visage. À cause de Maman aussi. Alors je suis revenue à la maison. Je ne sentais plus rien et pourtant j’ai vomi tout ce que j’avais dans le ventre, et plus encore.
II
Je suis partie. Après ce que j’avais vu, je ne pouvais plus rester avec eux. Je n’ai rien de particulier contre Papa, mais avec Maman c’est différent. Elle ne me parle pas plus qu’à lui. Comme si je n’existais pas ou plutôt comme si j’existais trop. Je crois qu’elle ne veut pas que je grandisse. Papa va se retrouver tout seul. Tandis qu’elle, elle pourra toujours rejoindre son salaud de directeur. Jusqu’à ce qu’il la laisse tomber comme une vieille. Mais elle aura encore ce qu’il faut pour se rabattre sur quelqu’un d’autre. « Je suis encore bien pour mon âge », qu’elle disait devant la glace de l’armoire. Comme j’étais là, longtemps j’ai cru que c’était à moi qu’elle parlait. Mais je sais maintenant qu’elle s’adressait à elle toute seule. Il fallait qu’elle se rassure. Elle pouvait être tranquille pour un bon moment. Tout avait l’air de tenir le coup.
Et puis je ne veux plus retourner au collège. Départ en car le lundi matin pour la semaine. Retour le samedi après-midi. A quarante kilomètres. A Sainte-Luce. Avant, autrefois, il y a eu un collège à Bourg-la-Colline. Et un autre à La Tour-du-Champ. A quinze kilomètres. Et un autre à Saint-Martin. A vingt kilomètres. Tous ont fermé. Toujours à cause de l’odeur. Il y a eu des manifestations. Le gouvernement a proposé des primes aux volontaires. Ça a fait rigoler tout le monde. Papa a écrit aux journaux pour décerner le prix de l’humour au ministre de l’Éducation. D’autres ont écrit après lui pour l’approuver. On a reçu beaucoup de lettres à la maison. Et les collèges ont fermé les uns après les autres. Il a fallu nous envoyer ailleurs. Nous, ceux de Bourg, c’est vers Sainte-Luce qu’ils nous ont dirigés. Là-bas, on est comme des pestiférés. Dès qu’on arrive le lundi, ils se pincent le nez entre deux doigts. On a fini par s’habituer. Mais au début ils nous faisaient une haie d’honneur en nous hurlant des mochonneries. En classe on nous colle au fond avec un espace entre les autres et nous. « Le vide sanitaire », qu’ils appellent ça. Il paraît que nos vêtements sentent. Peut-être quand on arrive, mais ça doit passer. Je crois plutôt qu’à partir du mercredi c’est dans leur tête. Ils sont mauvais. De toute façon, moi, je ne parle à personne, pas plus à ceux de Bourg qu’à ceux de là-bas. Je fais comme si je n’entendais rien. Ils nous appellent tous « mochons » : Alain Mochon, Marie Mochon, Ludo Mochon, Estelle Mochon, Bruno Mochon. Et quand l’un d’entre eux me crie : « Alors Mélanie Mochon, t’as encore abusé du numéro cinq de chez Purina » - c’est une de leurs plaisanteries favorites – je ne réagis pas. Je ne bous même pas intérieurement. C’est Mélanie Canard qu’ils devraient m’appeler, parce que, vraiment, leurs paroles glissent sur moi sans que j’en retienne rien. Aussi, en général, ils me fichent la paix. Ils me prennent pour une demeurée, je crois.
Au début, les profs ont essayé de s’opposer à ce qu’ils appelaient de la « ségrégation ». Mais ils ont vite démissionné eux aussi. Et c’est rare qu’ils s’aventurent jusqu’au fond de la classe. Ils nous laissent tranquilles. Ce sont des Suisses. Neutres. Sans intérêt. Sauf Mademoiselle Pincemin, le professeur de mathématiques qui aime lancer des remarques du genre : « Vous avez fini de grogner dans le fond ! » Les autres rient à en pleurer pendant cinq minutes chaque fois et elle doit claquer sa grande règle sur le bureau pour essayer de ramener un peu d’ordre. Celle-là on la déteste. Bruno, c’est le plus costaud d’entre nous, a déjà annoncé plusieurs fois que, s’il réussissait à la bloquer dans un coin, il allait se la faire. Personne n’a osé lui demander ce qu’il entendait par là.
Pendant les récréations c’est pareil. On ne se mêle pas aux autres. La méchanceté de ceux de Sainte-Luce est encore augmentée par les résultats. Les meilleurs viennent presque toujours de Bourg. On travaille tous ; on n’a pas le choix. « Les mochons bossent comme des bœufs », qu’ils disent en retroussant les lèvres. Mais ils ont beau faire, le mépris qu’ils affichent n’est que de la jalousie ; ça se voit tout de suite. Mes résultats à moi sont « irréguliers ». C’est ce qu’ils marquent toujours sur mes bulletins. « Trop rêveuse ». Ou bien : « Souvent hors sujet ». C’est-à-dire que mes sujets ne sont pas les leurs. Et je préfère les miens. Alors, en français, il y a des jours où je laisse aller mon stylo. J’écris ce qui me fait plaisir. Mais, même avec mes « rêveries », je suis encore meilleure que la plupart. Et ça ils ne le supportent pas. Une demeurée devant eux ! Le monde à l’envers !
Le jour où je me suis aperçue que je n’avais pas besoin d’aller au collège pour écrire mes histoires, ma décision de ne plus y retourner était quasiment prise. Il était grand temps que ça s’arrête : les mochons, les odeurs, les insultes ; je ne pouvais plus supporter leur monde. Je ne peux plus le supporter. Alors j’ai décidé d’aller voir la mer, de respirer l’air du large. Le mot IODE me fait rêver. Je l’imagine vert. Un flux d’air vert et frais qui entre en moi, me gonfle les poumons, m’emplit le corps, expulse toute la mochonnerie à travers tous mes pores. La grande lessive, le lavage intégral, la pureté définitive. J’étais décidée mais je ne bougeais pas. Il me fallait l’occasion, l’événement qui provoquerait la rupture. Elle est arrivée. Parfois je me dis que j’en aurais préféré une autre. Et puis, en même temps, j’ai l’impression d’être soulagée. Je ne veux plus voir Maman. Depuis longtemps elle a oublié que j’existe. Et j’ai décidé de la laisser à son illusion de jeunesse. Pour elle ça se terminera nécessairement mal.
III
J’ai tourné le dos à la grosse bagnole où elle se vautrait avec le directeur de l’usine à mochons – ce type-là, il est tellement élégant qu’il ressemble aux macs des films policiers – et je suis revenue directement à la maison. J’ai attrapé mon sac à dos et j’y ai enfoui quelques vêtements et mon maillot de bain ; il ne m’a jamais servi en dehors de la piscine du collège. Depuis que le restaurant est fermé on ne part plus jamais l’été. Papa a peur qu’ils en profitent, qu’ils fassent quelque chose en notre absence. J’y ai collé aussi deux masques que j’ai trouvés dans un placard, en faisant attention au papier. S’il se déchire, c’est foutu. Ça m’a fait penser à Jérôme. Celui-là il aurait bien fallu que je le prévienne. Mais tant pis, je n’ai pas le temps. De toute façon il n’aurait jamais compris. Je me demande s’il est encore capable d’imaginer qu’on puisse vivre sans masque. Il a dû oublier l’autre monde. Et puis son usine est la seule qui ait profité de l’invasion des odeurs. Quand l’atmosphère est devenue irrespirable il n’y a pas eu le choix, tout le monde a dû passer par les masques. Au début, quelques marlous ont voulu jouer les fiers-à-bras sur leurs tracteurs. Ils te noyaient les champs et les prés de leur eau de mochon – entre eux les gens d’ici parlent d’eau de merde -, la cigarette au bec, se moquant des automobilistes qui remontaient leurs vitres d’un air dégoûté. Des Parisiens ! qu’ils disaient. Parisien, ici, c’est le fin du fond, le mot contient tout ce qu’on peut reprocher à quelqu’un, le mépris par tonnes. Les Parisiens ont tout vu, tout fait, tout lu, tout entendu. Ils en ont tant à raconter qu’ils sont les seuls à croire leurs salades et le reste du pays les laisse s’embourber dans leurs mensonges. Mais ce n’étaient pas des Parisiens qui passaient. Il y a longtemps qu’ils avaient déserté le coin. Les bagnoles appartenaient à des gens du pays. Et le jour où on a retrouvé un conducteur de tracteur claqué sur son engin personne n’a plus pensé à se moquer des Parisiens. On a voulu faire croire que Choupin était mort d’une crise cardiaque. Certains ont même mordu à l’hameçon. Pas la famille. Ils se sont tous mis à porter des masques en papier de chez Migeard. Les établissements Migeard fabriquaient des masques pour les usines, là où il y a des poussières toxiques. En plus il leur en restait un gros stock depuis une guerre dans le désert. On leur avait passé d’énormes commandes mais la guerre s’était arrêtée trop tôt pour eux. Et après le deuxième mort tout le monde a été obligé de s’en coller un sur la figure. D’ailleurs une affiche a été punaisée à la mairie. Barboux qu’il s’appelait le deuxième mort. Empoisonné sur son tracteur, comme le premier ; ils ont dû l’admettre. Plus de Parisiens, plus de rigolades. Des masques pour tout le monde. Depuis Migeard est devenu un des plus riches du coin. Il a doublé le nombre de ses ouvrières et son usine tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ne paie même plus d’impôts depuis qu’il a menacé d’aller s’installer ailleurs. Il paraît que c’est le canton qui paie pour lui. Un salaud ! Un malin !
Si Jérôme s’intéresse vraiment à moi, il laissera son usine et partira à ma recherche. Sinon, qu’il reste à régler ses machines et à faire le coq au milieu de toutes les ouvrières !
Quand on quitte Bourg-la-Colline il n’y a qu’à se laisser descendre. De n’importe quel côté. Moi, j’ai décidé d’aller vers la mer. Je n’ai pas suivi la nationale. J’ai pris l’ancienne, celle qui est devenue une départementale. On n’y circule plus depuis longtemps. Autrefois on y rencontrait des cyclistes, des voitures tranquilles, des touristes qui voulaient prendre le temps de visiter le pays. Il y a belle lurette que c’est fini tout ça. Ça fait un bail que le dernier vélo est passé par chez nous. Papa m’a raconté que les gens râlaient. Les cyclistes les gênaient, les obligeaient à rouler à vingt à l’heure en attendant de pouvoir les doubler. Surtout le dimanche matin, lorsqu’il fallait se dépêcher d’aller s’enfiler quelques apéros au bourg. « Des fainéants qui n’éprouveraient pas le besoin de se pavaner sur leurs vélos s’ils travaillaient dur toute la semaine ! »
Eh bien, maintenant l’affaire est réglée ! Il n’y a plus de cyclistes, plus de touristes, plus d’apéros au bourg le dimanche non plus d’ailleurs. Alors, sur cette route, je ne risque rien. La tranquillité absolue. Les voitures sont sur la nouvelle nationale, celle qui contourne le bourg. Elles traversent le pays à toute vitesse, vitres relevées, et les conducteurs évitent même de jeter un regard sur le paysage. Au cas où ça leur porterait malheur et qu’ils seraient immobilisés par une panne. On dit que certains en tremblent rien que d’y penser. Et quand ils sortent de la zone des masques ils ont les mains moites sur le volant et la chemise collée au siège.
J’ai pris la direction de Basserives. La route plonge aussitôt après la dernière maison et descend en virages pendant quatre kilomètres. Chaque fois qu’on passait par là quand j’étais petite Papa disait : On se croirait en montagne. Alors je m’imaginais que nous, à Bourg-la-Colline, nous n’étions pas comme les autres. Des montagnards en plein pays de plaines. Des privilégiés avec l’air pur des sommets. Quand j’étais petite……
Dès le milieu de la matinée l’air est déjà chaud. Je suis trop habillée. Et puis ça vient des élastiques. Aux chevilles. Je ne supporte pas de sentir l’air remonter le long de mes jambes. Alors je serre mon pantalon aux chevilles avec des élastiques. Ça me donne l’illusion d’être propre. Sans élastiques j’aurais l’impression que toute la puanteur se glisse à même mon corps, se colle contre ma peau, y suinte. J’ai déjà vomi en y pensant. Je préfère encore avoir chaud. Et je me suis dit qu’une fois arrivée à Basserives je pourrai m’arrêter et me reposer un peu. A ce moment-là il devrait être dans les midi. Je ne m’assoirai pas pour autant. J’aurais trop peur de rester collée à la glu puante qui poisse tout ce qui touche au sol. Papa m’a dit que je me faisais des idées, que je devenais plus maniaque que lui, qu’il n’y avait que les prés et les champs de recouverts. Il sait bien qu’il a tort. Il a vu comme moi des nuages d’eau de mochon arrachés au sol par un coup de vent et déposés en minuscules gouttelettes sur les arbres, les fleurs, les barrières, les maisons, les ruisseaux. À Basserives il doit bien y avoir un local fermé près de la mairie, comme chez nous. C’est là que les gens se rassemblent quand ils ont à attendre, ou quand ils veulent se rencontrer, pour tuer le temps.
En descendant j’ai vu que le goudron se fissure par endroits. Ailleurs il se gondole. Et lorsque je marche sur certaines bosses molles le jus remonte de la terre en chuintant au travers des fentes. Le sol est gorgé de merde en eau. Il ne veut plus l’avaler. C’est comme une maladie, il faut que ça sorte. J’ai dû m’arrêter, étourdie. A plusieurs reprises mon cœur s’est soulevé. J’ai cru que j’allais vomir à nouveau. Il m’a fallu du temps pour retrouver le contrôle de ma respiration, pour penser à autre chose et poursuivre la descente.
Sur le bord de la route les maisons aux volets fermés se succèdent avec régularité. Les orties poussent devant les portes et les vernis et peintures s’écaillent et tombent par plaques. Toutes présentent, clouée sur un volet, une pancarte orange avec, écrit en noir, ÀVENDRE. En dessous on déchiffre quelques précisions : S’adresser à l’étude de Maître Pourchet, notaire à Saint-Herviaux. Suit un numéro de téléphone. Toujours le même nom. Vu l’état des pancartes, Maître Pourchet ne doit pas traiter beaucoup d’affaires dans le coin. Toutes ces maisons sont bordées d’un jardin, mais aucune n’a de dépendances ni de hangars.
C’est en arrivant au milieu des virages que j’ai été alertée par un bruit sourd et régulier qui m’est familier. Un tracteur procède à sa mission sacrée : il répand religieusement, solennellement et méthodiquement son eau de merde sur la terre. Je vais sans doute le découvrir à la sortie d’un des prochains tournants. J’ai réajusté mon masque car je sais que l’odeur, d’un instant à l’autre, se fera plus intense. Lorsque j’ai aperçu sa haute masse rouge suivie de son tonneau monstrueux se dandinant au fond du champ j’ai été tentée de courir, mais j’ai réprimé cette envie immédiatement. Il faut que je me maîtrise sinon je me jette au-devant de catastrophes. Avec les masques, si on court, on s’essouffle tout de suite, on étouffe. Et il y a le risque des oiseaux. Les mouettes et les goélands piaillent par centaines derrière le tracteur. D’autres arrivent de nulle part en déchirant le ciel de leurs cris aigus. Parfois il en vient plusieurs milliers. Friands d’ordures, ils oublient souvent la mer dont ils s’éloignent de plus en plus et obscurcissent le ciel de leurs nuages effrayants. On nous a appris à l’école primaire à nous méfier d’eux, en particulier à ne pas courir lorsqu’ils sont aussi nombreux. Ils peuvent devenir féroces. Ils auraient, disait-on, attaqué des gens isolés. Dans la cour certains parlaient derrière leurs masques d’yeux crevés, d’enfants au crâne brisé. Et nos vieux corbeaux qui, dans les récits de nos grands-mères, étaient annonciateurs de mort, paraissent bien pacifiques à côté des grands oiseaux blancs. Frileusement perchés sur les plus hautes branches des arbres, ils semblent attendre, peu soucieux de se précipiter derrière les tonneaux nauséabonds. Pourtant aucun ne se signale par sa maigreur. Leurs ressources doivent être ailleurs. Tous les autres oiseaux ont disparu.
Les oiseaux de mer ne se sont pas occupés de moi et lorsque le tracteur est arrivé à l’extrémité du champ qui borde la route, accroupie derrière un buisson, j’ai essayé d’identifier le conducteur. Je n’ai pu distinguer son visage derrière les vitres sales de la cabine. Puis j’ai attendu qu’il soit à bonne distance pour reprendre ma marche. Je ne tiens pas qu’on me reconnaisse et qu’on m’envoie chercher comme on l’a fait pour bien d’autres qui ont tenté de fuir. C’est ce qui se raconte. Amélie Leprêtre, qui est dans ma classe, m’a dit qu’elle a entendu son père en parler : il n’y a pas eu de fuite, il n’y aura jamais de fuite, qu’il jurait. Sinon celles que l’on ramènera seront tondues. Comme autrefois à la Libération. Pour désertion. Amélie m’a assuré que c’était vrai, toutes ces paroles. Je n’ai jamais su si je devais la croire.
J’ai entendu sonner midi avant d’arriver à Basserives. Personne ne traîne sur la place de l’église. Comme chez nous le bistrot est fermé et si les gens passent encore par le bourg c’est pour l’école ou la mairie. Ici aussi il paraît qu’ils ont un vieil instituteur. Plus de soixante-dix ans. Je me suis arrêtée dans l’abribus. C’est comme une cage vitrée. Pour y pénétrer il faut franchir un sas. Pour pas que ça sente à l’intérieur. Deux vieux y discutent ; ils ont descendu les stores du côté de la route. Ça m’arrange bien. Je ne veux pas servir de spectacle aux curieux ou aux dénonciateurs. Les vieux se sont arrêtés de discuter quand je suis entrée. Ils m’ont fixée sans aucune gêne puis, quand j’ai été assise, ils ont fait semblant de m’oublier et ont repris leurs déballages. Je sais qu’ils ne sont là que pour ça. Il n’y a pas de bus à passer dans la journée. Le seul à s’arrêter – c’est celui qui vient chez nous - se pointe tôt le matin et revient vers huit heures le soir. Il paraît que les chauffeurs reçoivent des primes pour monter à Bourg-la-Colline. Il faut dire qu’ils doivent laver leur car après chaque tour et désodoriser l’intérieur. J’ai grignoté des gâteaux secs que j’avais enfouis dans mon sac à dos. Ça a fait du bruit et ils se sont retournés. J’ai vu qu’ils n’ont presque plus de dents. Puis ils ont commencé à se marmonner des choses tout bas en souriant bêtement. Ils n’arrêtent pas de me regarder, mine de rien, de travers. Je vois bien que c’est mon t-shirt qui les intéresse. Je n’ai peut-être que quatorze ans mais je commence à avoir des petits seins. D’habitude j’en suis fière. Mais ici je voudrais tout d’un coup être plate comme Aurélie qui ressemble à un garçon. Alors je me suis levée et j’ai remonté mon sac sur mes épaules. Il faut que je dégage car ça commence à sentir le roussi pour moi. Depuis quelque temps on nous apprend à nous méfier des vieux. Les odeurs leur tournent la tête, à ce qu’on raconte.
Dehors, le soleil cogne dur et malgré mon masque ça passe quand même un peu. Je sais déjà que l’après-midi va être pénible.
IV
J’ai traversé le bourg en essayant de marcher à l’ombre mais le soleil est haut perché et ça devient difficile de s’abriter. A la sortie, sur un transformateur, une affiche a été barbouillée. Une vieille affiche. « Vivre au pays », qu’elle réclame. Ça c’est une vieille affiche. Ça doit dater d’avant les odeurs. Ou alors un cinglé l’aura collée par bêtise, un provocateur. Quelqu’un a barré « Vivre » au feutre et l’a remplacé, en dessous, par « Crever ». C’est bien vu. Dans la merde on ne meurt pas, on crève. Par moments, au collège, je me demande qui a pu avoir l’idée de nous coller des saloperies pareilles. Il faut bien que ça rapporte à quelqu’un, et beaucoup, pour que ça dure aussi longtemps. Papa se sert toujours de grands mots : des intérêts financiers supérieurs, les banques, les coopératives. Ça ne m’intéresse pas. J’aurais souhaité qu’il me montre des gens, que je vois à quoi ils pouvaient ressembler, leur bouille. J’aurais voulu savoir s’ils avaient des enfants, si la honte les empêchait de ronfler. Il paraît que certains ne peuvent dormir qu’avec des cachets. Et surtout j’aurais aimé les promener dans la campagne, chez nous, un après-midi de bonne chaleur, sans masque, pour qu’ils respirent la véritable odeur de leur fric, et qu’au retour, s’ils n’avaient pas claqué avant, ils racontent.
J’ai pris la route de Saint-Hernaux. Je sais que je n’y arriverai pas avant une bonne dizaine de kilomètres. Il faudra peut-être que j’y trouve un endroit pour dormir. Une nouvelle maison a fermé ses portes. Une pancarte « A vendre » est clouée sur ses volets rabattus. Les propriétaires peuvent toujours attendre. Il n’y a qu’un Parisien analphabète et dépourvu d’odorat qui pourrait acheter quelque chose chez nous. « Fermette à rénover » : il y a longtemps que ça ne marche plus. Les derniers qui se sont fait rouler n’ont pas hésité à poursuivre leurs vendeurs en justice. Et ils ont gagné. « Publicité mensongère », a prononcé le juge. C’est le journal qui l’a rapporté : « Ces affaires de ventes de la campagne à la ville, ça ne sent pas toujours bon ! » Tout le monde en a ri. Même le maire.
De Basserives à Saint-Hernaux la route change. Ça ne descend plus en virages. C’est plutôt vallonné. Assez vite après la sortie du bourg j’ai trouvé la rivière. La route la suit parfois à son niveau, parfois au-dessus. Papa m’a raconté qu’autrefois on apercevait des pêcheurs tout au long du courant. Moi, je ne les ai jamais vus. Je suis née trop tard. Pourtant il reste des poissons, mais ce ne sont pas les mêmes qu’avant. Ceux-ci sont gros et lourds. Immangeables. Si on les ouvre ça remplit la cuisine d’une puanteur aussi insupportable que celle de l’extérieur. Les gens les appellent des mange-merde. Je ne leur connais pas d’autre nom. J’aime quand même marcher le long de la rivière quand il fait chaud. Le bruit de l’eau qui coule crée une impression de fraîcheur, même si on continue à transpirer. Mais il est interdit de s’y baigner. Il paraît qu’autrefois on pouvait se pencher pour y boire. On exploitait une source dans la région et son eau était vendue un peu partout en France. Papa m’a montré des étiquettes qu’il garde dans une boîte. Elles étaient orange avec une paysanne dessinée sur le côté. Et au milieu, en grosses lettres noires, on pouvait lire KRISTAL, avec « eau de source » écrit en plus petits caractères juste au-dessous.
Comme mon t-shirt commence à me coller sous les bras, je me suis arrêtée sous des saules, à l’abri du soleil. De la route on ne peut pas me voir. Et je me suis laissé absorber par le déroulement ininterrompu du courant. Au début j’ai fait attention mais bien vite j’ai fixé sans voir. Mon regard s’est accroché à une tache noire qui part de sous la berge et flotte dans le courant. Il m’a fallu plusieurs minutes avant que je me décide à me pencher pour voir ce que c’est. Une femme est accrochée aux racines par ses vêtements et depuis un moment je regarde un morceau de sa robe sans le savoir. Son visage est méconnaissable, à moitié dévoré par les poissons charognards. Mais à ses vêtements j’ai compris qu’il s’agit d’une vieille femme. Peut-être Rose. Personne ne l’a vue depuis une semaine. Elle vivait seule et ce n’était qu’une vieille femme. J’ai cru reconnaître sa robe noire à minuscules fleurs blanches. Je ne l’ai jamais aperçue qu’avec cette tenue. Mais d’autres vieilles femmes s’habillent également ainsi.
Comment est-elle arrivée ici ? Et pourquoi a-t-elle quitté Bourg-la-Colline ? Elle ne pouvait pas avoir les mêmes raisons que moi. Des bruits avaient couru un moment. Des disparitions. Mais personne n’ose vraiment en parler. Même Papa. Je crois qu’il a peur que ça me donne des idées. Les vieux discutent de temps d’occupation, comme à l’époque de leurs parents. Tout juste si on n’exige pas un permis de circulation. « Vivre au pays », que dit l’affiche. Mais chez nous ce n’est plus une revendication. Plutôt une obligation. A une époque tout épandage était interdit pendant l’été. A cause des touristes. Mais alors il fallait sentir ça en septembre. Papa m’a raconté qu’il devait fermer le restaurant pendant tout le mois. Moi, je suis trop jeune pour avoir connu les interruptions. Quand je suis née, les cuves, les réservoirs étaient déjà pleins en permanence et j’ai toujours entendu les tracteurs ronronner à longueur de journée pour déverser leur trop-plein dans les champs.
J’ai abandonné Rose aux poissons charognards et je suis remontée sur le bord de la route. Je ne peux rien faire pour elle et si j’allais la signaler au bourg on me poserait trop de questions et on me ramènerait chez moi. Sur le bas-côté mes pieds enfoncent dans le plantain. Il pousse partout, il étouffe l’herbe. On a le plantain le plus gras du monde. Mais il est inutilisable. On peut manger des algues, mais pas du plantain. Ils ont essayé d’en faire un produit de beauté, mais ça fait tourner les pommades qu’on fabrique pour adoucir la peau des riches ridées. De la saloperie. Comme je n’avance pas j’ai décidé de marcher sur la route. Je voudrais trouver un abri pour enlever un peu mon masque. Je commence à étouffer. Pourtant j’ai l’habitude. Le technicien qui est venu faire les démonstrations à la mairie a dit qu’avec de la pratique on peut le garder des journées entières. Et si on n’avait pas besoin de manger on oublierait même qu’on le porte. Le maire le regardait avec des yeux admiratifs. Il avait mis une sacrée cravate, le maire, avec des couleurs ! Ils n’ont pas pu le rater pour les informations régionales. Parce qu’une équipe de télévision s’est déplacée. Il paraît que nous représentons l’avant-garde de la technologie. Et le technicien a dit que si l’essai du masque était concluant – il a souri en ajoutant que le « si » était juste pour la forme ; il était sûr de son coup : ils l’avaient expérimenté sur des singes – le monde entier l’adopterait un jour. Le maire en a rougi de plaisir. Une fois de plus on a cru qu’il allait éclater. A nous, ça nous a collé des frissons plein le dos. Parce que si le monde entier porte un masque, que je me suis dit, je ne pourrai plus jamais rêver. Et Papa que j’avais réussi à entraîner m’a tiré la manche et m’a emmenée à la maison. « Regarde les techniciens de la télé, qu’il m’a dit, rien que des stagiaires. Les autres ne viennent plus depuis longtemps. »
Avant de sortir j’ai encore regardé le maire. Il était tellement gonflé de bonheur que j’aurais voulu attendre son explosion ou son envol. « Du moment qu’on parle de Bourg, a grogné Papa avant de cracher par terre, il ne se sent plus. » Il était bien le seul, car, à peine sortis, il nous a fallu coller nos maudits masques sur le nez. Maman était restée. Elle discutait avec les directeurs.
V
J’ai rencontré ma deuxième morte avant d’entrer dans Saint-Hernaux. Celle-ci était recroquevillée dans le fossé, mais de la route les automobilistes ne pouvaient pas la voir à cause des orties. Des orties grasses de deux mètres qui prolifèrent sur les bas-côtés. Il y en a partout. Il paraît que dans les autres régions on n’en voit pas de pareilles. Ils se contentent de petites qui ne gênent pas, qu’on supprime d’un coup de faucille. Ici elles sont tout envahi. Elles séparent les champs, masquent les fossés, recouvrent les talus. A cause des nitrates, que m’a dit Papa. Mon prof de sciences naturelles nous a raconté que des chercheurs essaient de mettre au point un désherbant qui ne s’attaquerait qu’aux orties. Quand je l’ai répété à Papa il a haussé les épaules. « Une saloperie en cache une autre », qu’il m’a répondu.
Ma nouvelle morte n’est pas bien vieille. La quarantaine peut-être, mais pas plus. Elle ne doit pas être là depuis très longtemps, ses vêtements sont intacts. Elle ne porte pas de masque. Elle serre quelque chose contre elle, dans sa main. J’ai tenté avec une branche d’écarter son bras pour voir ce que c’est. Je n’ai pas pu la faire lâcher, mais j’ai quand même réussi à lire sur le petit tube un début de mot « Venta… ». Je connais, parce que j’en ai déjà vu au collège. Une asthmatique ! Elle a dû sentir qu’elle étouffait avec son masque et elle l’a enlevé pour aspirer le médicament. Les odeurs ont été trop fortes. Cette femme, je ne l’ai jamais vue. J’ai essayé de la retourner mais je n’y suis pas parvenue. En la bougeant j’ai fait sortir un mulot qui était caché sous le cadavre. Peut-être déjà au boulot. J’ai cru que j’allais vomir. Il ne faut pas. Si je soulève mon masque je peux claquer moi aussi. Alors je me suis appuyée à un chêne et j’ai serré les poings pour penser à autre chose. À une mer d’émeraude aux vagues frangées d’écume – c’est une expression que j’ai placée dans une rédaction et on m’a mis B dans la marge, mais elle n’est pas de moi ; je l’ai lue quelque part – avec des voiliers qui se déplacent doucement dans un souffle d’air rafraîchissant.
Je transpire à grosses gouttes mais j’ai réussi à ne plus penser à la morte du fossé. Alors, sans la regarder, j’ai recalé mon sac sur mon dos et j’ai continué vers Saint-Hernaux. Le soleil baisse déjà et il doit être près de sept heures. Dès que je me suis rendue compte de l’heure j’ai commencé à avoir faim. Mais je ne peux toucher aux gâteaux de mon sac que dans un local fermé. Je n’ai jamais vu quelqu’un manger dehors chez nous.
À Saint-Hernaux le bourg est désert. Les cafés ont fermé, comme ailleurs. Plusieurs maisons ont aussi des affiches de notaire sur leurs volets. Maître Pourchet. On ne peut ignorer son nom. Il est partout. Je n’ai rencontré personne et pourtant je les sens derrière leurs carreaux qui m’épient. Des regards de femmes. Les hommes ne doivent pas être rentrés. Les femmes sont postées derrière leurs doubles vitrages. Toutes les fenêtres ont été changées. C’est indispensable pour survivre correctement. Les entreprises se sont battues pour nous avoir comme clients. Les prix ont baissé. Mais maintenant que toutes les maisons ont été équipées les marchands de fenêtres ont disparu. Et s’il y a quelque chose qui cloche personne ne veut plus venir le réparer. À Bourg-la-Colline, ce sont les techniciens de l’usine à mochons qui se sont recyclés et spécialisés dans les fenêtres.
J’ai traversé le bourg et j’ai senti ma gorge se serrer un peu. Le soleil est déjà bas et il me reste plusieurs kilomètres avant d’atteindre La Houssaye. Je ne peux pas dormir à la belle étoile. Quand Rimbaud parlait d’étoiles et d’auberge à la Grande Ourse c’était dans un autre monde, dans un autre siècle. Depuis il y a eu le progrès et on est devenu plus riche et plus instruit. Maintenant tout le monde fait des études, même ceux qui ne savent pas lire, et personne ne doit plus coucher dehors. C’est ça le progrès. Il faut absolument que je trouve un endroit fermé pour dormir sinon ils vont me ramasser et me ramener chez moi. Je serai peut-être tondue pour désertion. Privilège de femmes. Un jour j’en ai parlé à Papa. Il m’a répondu que tout ça c’est des histoires d’autrefois. Il n’a pas voulu m’en dire plus. Je crois qu’il ne tient pas à ce que je m’en aille. Et pourtant je suis partie.
À la sortie de Saint-Hernaux se dresse une impressionnante bâtisse prolongée par un grand mur qui doit entourer un jardin. On ne voit rien depuis la route. Je me suis dit que derrière ce mur il y a peut-être un abri bien clos où je pourrai passer la nuit. J’allais en faire le tour pour chercher passage quand quelqu’un a frappé aux carreaux. J’ai sursauté. J’ai eu peur qu’on m’arrête. Je suis tellement déboussolée que j’ai bien mis trois secondes pour localiser le bruit derrière le carreau et voir la tête de la personne qui me fait signe. La femme me sourit et m’invite à entrer. J’ai hésité un instant mais j’ai vite compris que je ne peux pas refuser. Je me suis donc avancée vers la porte.
Quand la dame m’a ouvert il n’y avait pas moins de trente secondes que j’attendais sur le seuil. Ça m’a paru très long. Elle est vêtue d’une drôle de combinaison qui lui enveloppe tout le corps, même la tête, mais elle ne porte pas de masque. Elle m’a fait signe de ne pas avoir peur et a refermé très rapidement la porte derrière moi. Le couloir est très court et ne donne que sur une autre porte qu’elle a ouverte aussitôt. Nous sommes entrées dans une espèce de chaufferie. Elle m’a demandé d’ôter mon masque et j’ai immédiatement pensé aux buanderies dont j’ai lu des descriptions dans des romans. À cause de l’odeur de lessive. « Je vais vous désinfecter, qu’elle m’a dit, mais n’ayez pas peur, c’est juste un bain de vapeur pour dissiper les odeurs ». Sa façon de parler me rappelle celle de mon professeur de français au collège. À cause du « vous » et du ton de sa voix.
Je suis restée auprès d’elle sans dire un mot et je l’ai regardée libérer la vapeur avec une manette qu’elle abaisse et remonte doucement. Très vite j’ai été trempée. Mes vêtements, mes cheveux, mon sac. J’ai pensé à mes gâteaux. Ils doivent déjà être immangeables mais je ne peux pas protester. La vapeur ne la gêne pas, ça perle sur sa combinaison et seuls les quelques centimètres carrés de son visage semblent transpirer. Elle a remonté définitivement la manette et très vite la vapeur a disparu. « Je vais vous chercher un peignoir. Vous vous déshabillerez et nous mettrons vos vêtements à laver et à sécher. »
Elle ne m’a pas offert l’occasion de protester ni de refuser. Elle me donne des ordres sans élever la voix et je les reçois comme des évidences qui s’imposent à moi sans même que me vienne l’idée de les repousser. J’ai tout collé dans la machine à laver, sauf mes baskets. Elle les a ajoutées aux vêtements. « Ici tout doit être purifié. » Et je l’ai suivie, enveloppée dans un peignoir éponge, les cheveux collés sur le front. « On s’occupera de votre sac plus tard », m’a-t-elle lancé sans se retourner alors que nous entrons dans une salle de bains. Elle m’a fait signe d’attendre et a commencé à remplir la baignoire. Je me suis assise sur un tabouret et j’ai regardé autour de moi. C’est plus grand que chez nous. Et pourtant elle a l’air seule. Mais surtout il y a des flacons partout. Ils recouvrent une étagère qui fait le tour de la pièce. Quand elle s’est retournée elle m’a souri. « Que des parfums. Le jardin des enchantements. » J’ai dû avoir l’air bête. Ces histoires-là, ça n’existe pas, ou seulement dans les contes ou les rédactions de cinquième. Elle a compris ce qui me trouble puisqu’elle a ajouté : « La salle de bains est une pièce de conte. Elle n’a pas vraiment d’existence mais tu es quand même dedans. »
Le bain prêt, je m’y suis glissée. J’ai senti ma tête tourner légèrement. Je n’ai pas l’habitude de respirer autant de bonnes odeurs à la fois. Ça me saoule. Pendant que je m’abandonne à la tiédeur du bain elle me lave les cheveux doucement. Je n’ose pas la regarder mais les glaces disposées un peu partout sur les murs me renvoient son image d’astronaute ou de chirurgien. Quand je suis sortie du bain j’ai senti que je venais de vieillir. Elle m’a parfumée. Elle a des flacons pour chaque partie du corps. Tous les parfums sont légers et aucun ne vient contrarier l’autre. Puis elle s’est reculée, m’a regardée et m’a souri, comme si elle était satisfaite de son œuvre. Comme si elle venait de m’inventer.
J’ai mangé avec Marie. Dans une robe de Marie, avec des colliers de Marie, des chaussures de Marie. Face à Marie qui porte la même robe, les mêmes colliers, les mêmes chaussures. Elle m’a dit s’appeler Marie mais je ne suis pas certaine que ce soit son vrai nom. Quand je lui ai révélé que je voulais voir la mer, elle a eu l’air gênée. Son visage n’a pu dissimuler une ombre de tristesse. Je n’ai pas osé la questionner pour en connaître la raison. Marie m’a semblé riche. Elle ne manque de rien. Je lui ai demandé si elle était toujours seule. Ma question l’a amusée. Pour elle, seule ça ne signifie rien. « Autrefois j’ai vécu comme une demi-veuve. » Je n’ai pas bien compris ce qu’elle voulait dire. Plus tard elle m’a raconté que Paul – il s’agit de l’ex-demi-disparu – avait toujours travaillé de nuit. Ils se rencontraient le matin quand elle partait pour son travail et qu’il venait de quitter le sien, et le soir, alors qu’elle rentrait et qu’il s’apprêtait à partir. Jamais une dispute.
Marie n’a plus besoin de travailler. Elle affirme qu’elle a quarante ans. Ses crèmes lui conservent une belle peau. Mais elle en a peut-être soixante. Son cou la trahit. Je n’ai pas voulu la contrarier, alors je n’ai rien répliqué. J’ai eu peur de la voir triste. J’ai préféré lui parler du reste de mon voyage, mais elle m’a assuré que rien ne pressait. Je peux rester chez elle autant que je le désire. De toute façon personne ne viendra me chercher dans cette maison.
La maison de Marie est bâtie hors du temps. « C’est comme une bulle immobile qui nargue la puanteur. » Marie m’a débité sa phrase d’une traite. Elle a dû y penser longtemps, la préparer à l’avance. Une bulle c’est fragile ; il suffit d’un coup d’épingle. J’ai demandé à Marie si sa maison avait des pouvoirs surnaturels. Elle a paru intriguée par ma question. Quand j’ai ajouté que depuis que j’étais entrée je n’avais plus pensé aux odeurs elle s’est mise à rire. Son rire est léger, cristallin, aurait dit mon professeur de français, mais il accroche parfois, il a des passages où il me semble moins lisse, comme chez les fumeurs. En même temps je suis certaine que Marie ne fume pas.
J’ai dormi dans la chambre lilas. La couleur est profonde et me monte un peu à la tête et quand je suis couchée je suis un peu étourdie. Avant de m’endormir j’ai cru entendre Marie parler. Je suis pourtant persuadée que personne d’autre ne vit dans cette maison. Marie a dû prendre l’habitude de parler seule à l’époque où elle était demi-veuve. Je me suis promis de l’écouter attentivement, mais le sommeil m’a emmenée et le lendemain je n’y ai plus repensé.
Marie a pris un deuxième petit-déjeuner avec moi. Elle n’a pas fait allusion à mon départ, alors je n’ai pas osé aborder le sujet. Elle m’a demandé ce que j’avais vu avant d’arriver chez elle. Je lui ai raconté l’histoire des deux mortes et ça l’a beaucoup intéressée. Elle n’a pas eu l’air surprise. « Il y en a partout, m’a-t-elle affirmé, mais personne n’en parle. Les journaux ont reçu l’ordre de se taire. Le silence est vital pour la région, leur a-t-on signifié. Alors on cultive l’amnésie. » J’ai voulu la détromper. Tout le monde n’est pas complice. Mon père par exemple. Elle ne m’a pas répondu, mais elle a haussé les épaules. Elle a simplement ajouté, beaucoup plus tard, alors que je m’étais installée devant sa bibliothèque : « Ici, c’est la mémoire du pays. »
VI
Quand la nuit est tombée, Marie m’a demandé si je saurais retrouver les deux mortes. La dernière n’est pas bien loin, juste à l’entrée du bourg, mais la première baigne dans un ruisseau en pleine campagne et je ne suis pas certaine de tomber dessus du premier coup. Elle a insisté pour que je fasse un effort de mémoire. « Il faut situer le corps de Rose avant qu’il ne soit trop tard. » Depuis que je lui ai dit que j’avais cru reconnaître la vieille femme elle l’appelle par son prénom comme si aucun doute ne subsistait sur son identité. Marie a beaucoup de certitudes.
Elle m’a passé une combinaison identique à la sienne. Ça nous donne des allures d’extra-terrestres ou de chercheuses du futur, surtout avec les masques. Pas question de sacs en papier qui transforment la tête en cafetière. Chez Marie, dans les circonstances importantes, on a droit aux tuyaux, à la réserve d’oxygène et à tout le tintouin. Marie m’a paru anxieuse. Elle a plié deux grandes housses en plastique avec fermetures à glissière dans le fond du fourgon et on a démarré.
J’ai tout de suite vu que Marie était myope. À sa façon de rapprocher les paupières pour mieux voir. Je ne lui ai pas demandé pourquoi elle ne porte pas de lunettes. Ça doit être à cause de ses quarante ans. Comme dirait « l’empaffé de maire » - c’est Papa qui l’a toujours appelé comme ça – « il faut assumer ». Marie n’assume pas. Alors elle conduit comme un pied. « La nuit est noire », a murmuré Marie en traversant Saint-Hernaux. Je transpire dans ma combinaison mais mon angoisse ne doit pas franchir les parois de mon masque car elle ne m’a fait aucune remarque.
Ma seconde morte n’a pas bougé. Je l’ai retrouvée tout de suite. Je ne peux pas voir la tête de Marie mais à sa lenteur et aux précautions qu’elle prend je me rends compte que je vis un moment important. L’heure est grave. Alors j’ai essayé de prendre un air encore plus sérieux derrière le masque. Nous avons retourné le corps et Marie n’a pu maîtriser un petit sursaut. Je ne crois pas que ce soit à cause des mulots qui ont détalé dans toutes les directions. Elle a plutôt reconnu le cadavre. On la traîné dans le fourgon. J’ai sorti un des sacs en plastique et on a fait glisser le corps à l’intérieur. Le tout n’a pas dépassé cinq minutes. Et le fourgon est reparti.
La seconde étape n’a pas été très longue. On a tout de suite longé la rivière et chaque fois que les phares nous ont dévoilé un bouquet de saules Marie a ralenti et s’est tournée vers moi. D’un mouvement de la main je lui ai fait signe de continuer. La troisième fois j’ai eu un doute. Alors elle a coupé le moteur. On a marché le long de l’eau et avec sa grosse torche on a fouillé la berge. Attirés par la lumière, les lourds mange-merde se sont rapprochés par dizaines, ouvrant toutes grandes leurs gueules de monstres imbéciles.
Le corps de la vieille femme m’a paru plus mal en point que l’après-midi. Une bonne partie a déjà été dévorée par les charognards. On l’a tiré sur la berge. Il reste quand même lourd à cause de l’eau qui imprègne les vêtements. Le sac en plastique s’est trouvé bien grand quand la fermeture a été refermée. Marie a un modèle unique. Elle ne peut connaître la taille des cadavres qu’elle va empaqueter quand elle met son fourgon en marche. Notre promenade nocturne s’est arrêtée là et nous sommes revenues sans débrancher nos tuyaux. Le trajet du retour m’a semblé très court ; à pied je l’avais trouvé interminable.
Quand la porte du garage a été refermée on a pu libérer nos têtes. « C’est bien Rose ! » Marie a été catégorique en me désignant le sac de la petite vieille. « L’autre s’appelle Léonor. Elle avait à peu près mon âge et c’est la femme que j’ai le plus détestée. » Je n’ai pas posé de questions à Marie car j’ai tout de suite compris qu’elle ne me répondrait pas. On a bu un café « pour se donner du cœur au ventre », parce que le travail n’est pas terminé. Marie m’a entraînée dans le jardin. Nous avons chacune une petite pioche et une pelle.
Le jardin de Marie n’est peut-être pas le plus beau cimetière du monde, mais c’est le plus intime, le plus familial. Les morts y sont comme chez eux, en petite compagnie. Pour travailler nous avons pris cette fois des masques en papier. C’est moins efficace mais ça permet de parler plus aisément. La première tombe appartient à Paul, le demi-mari. Il n’y a pas de plaque ni d’inscriptions mais Marie a planté des fleurs différentes sur chaque tombe et elle tient un registre avec précision. Elle a murmuré avec gravité : « Je suis la gardienne de la mémoire. » Elle a baptisé son jardin « Le Cimetière des oubliés ».
On a creusé une partie de la nuit. Les trous étaient déjà prêts mais de la terre était retombée et s’était entassée dans le fond. D’ailleurs toutes les cavités sont en place. Pourtant Marie doit lutter contre le temps. Le temps comble les caveaux. On a descendu les corps de Rose et de Léonor alors que se devinaient les premières lueurs du jour. Je n’ai jamais été aussi fatiguée. Mais Marie a insisté pour qu’on prenne une douche. « Le contact de la terre et des morts est bon pour la tête, mais pas toujours pour la santé. Si on tient encore aux vivants il faut bien se laver. » Et elle a voulu me frotter elle-même avec une multitude de gants, étalant avec chacun une mousse différente. Tout ça à cause de ma peau. Marie m’a dit que j’ai encore une peau de bébé. Élastique. Je crois qu’elle pense récupérer un peu de sa jeunesse en me caressant la peau.
Je me suis réveillée au début de l’après-midi. Marie m’a appris qu’elle a des ennuis avec le maire. Les maires sont tous les mêmes. Celui de Bourg met des bâtons dans les roues à mon père et celui de Saint-Hernaux cherche des crosses à Marie. Il a voulu savoir ce qu’elle fait dans son jardin. Elle lui a répondu qu’elle y cultive des fleurs, mais uniquement de la sélection. Il a alors cherché à jouer les finauds et lui a demandé pourquoi elle creuse des trous énormes pour une seule touffe. Marie s’est fâchée et lui a lancé que si toutes les plantations du coin sont aussi minables c’est parce que ses concitoyens ont l’esprit étroit. Des pingres ! Ils ont peur de donner trop de terre à leurs plants. Le maire n’a pas eu l’air convaincu et il lui a dit qu’il reviendrait. Elle est encore tout énervée en me racontant sa visite.
Pendant que je déjeune elle m’annonce qu’elle me confie la maison pour un moment. Si ça sonne je ne réponds pas. Du reste personne ne sait que je suis là. « Je vais voir mon Jules, m’a lancé Marie ; je ne serai pas très longtemps. D’ailleurs je suis de moins en moins longtemps. » J’ai trouvé qu’elle aurait pu faire un effort de toilette pour retrouver son amant. Elle s’est faite plus belle pour manger avec moi le premier soir. C’est curieux, mais je n’avais pas imaginé que Marie puisse avoir besoin de partager son lit avec quelqu’un. J’espère qu’elle n’amènera personne chez elle. J’aurais l’air de quoi, moi ? Pendant son absence j’ai feuilleté les livres de sa bibliothèque. Ils sont mal rangés, comme je les ai toujours aimés. Comme ça on n’hésite pas à les empoigner et à coller le nez dedans. J’ai pioché à droite et à gauche et j’ai trouvé des tas de passages intéressants. Mais aucun ne parle de ce que l’on vit. C’est toujours des histoires d’avant les odeurs. Alors il y a plein de beaux sentiments, de l’amour tout rose et de la haine toute rouge, de l’amitié et de la jalousie aussi. Ça doit encore exister ailleurs comme ça. Mais chez nous les odeurs ont tué les sentiments. On va tous finir par devenir des bêtes qui fouillent du groin dans leurs saloperies.
Personne n’a sonné pendant l’absence de Marie. Ça l’a rassurée. Elle m’a avoué qu’elle n’était plus tranquille dès qu’elle devait s’absenter. « Il y en a beaucoup qui voudraient coller leur nez sale dans mes affaires. » Je ne lui ai pas demandé comment s’est passée sa rencontre avec son Jules. Ça n’a pas dû être terrible par ce qu’elle n’a pas l’air plus heureuse de vivre qu’avant. Pour moi, quand on aime quelqu’un, la vie devient plus belle. Mais tout ça c’est peut-être des idées que je me fais. Je crois sans doute trop à ce qu’on lit dans les romans. C’est quand même en me rendant compte que rien ne changeait pour moi que j’ai su que je n’aimais pas Jérôme.
Tout le reste de la semaine a été occupé par l’entretien du jardin. J’ai bien nettoyé les allées et Marie a relevé les buttes qui marquent l’emplacement des tombes. J’en ai compté trente. Il en reste deux inoccupées. Elle a un plan du jardin coincé dans un vieux Montaigne et chaque emplacement y est signalé par un nom avec la date de mise en terre. Et en plus petit, en lettres penchées, elle a noté la fleur qui orne le monticule. J’ai demandé à Marie si elle a une idée pour les deux dernières. Je le lui ai demandé comme ça, histoire de parler. Elle n’a pas eu l’air surprise par ma question et elle m’a immédiatement répondu que, bien entendu, elle le sait. J’en ai déduit qu’elle n’irait pas chercher les deux derniers cadavres au bord des routes. Je n’ai pas voulu en savoir plus, c’est trop personnel et ça ne me regarde pas.
VII
Quand Marie m’a demandé si mon père compte rester éternellement à Bourg je me suis sentie mal à l’aise. Je n’aime pas qu’on me pose des questions sur ma famille. Dans ma tête il y a des images qui représentent la famille de Mélanie. Dans mon album imaginaire figurent la petite Mélanie avec son papa, Mélanie avec sa maman, la petite Mélanie avec son papa et sa maman, Mélanie assise, Mélanie faisant ses premiers pas, Mélanie pleurant le jour de son premier anniversaire, Mélanie jouant avec un éléphant en peluche. Ces images sont fixées une fois pour toutes avec en arrière-plan papa et maman se tenant par la main. Et je les garde, je les protège en mobilisant toute ma mémoire le soir avant de m’endormir. Si, par la suite, les odeurs ont détruit mon paradis, je n’y peux rien et ça ne m’intéresse pas. Alors je n’aime pas qu’on me parle de mon père ou de ma mère.
Pourtant Marie a continué à me poser des questions. Pas toutes à la fois, mais de temps en temps, au hasard des conversations. Et peu à peu, en avançant dans la journée, j’ai cessé de parler à Marie. Je l’ai laissée dans la maison et je suis sortie dans le jardin nettoyer les allées et relever la terre des tombes. La nuit les bêtes défont les buttes. Les rats, les mulots, toute la vermine sort la nuit. Les chats ont disparu. Ils ont quitté la région quand les odeurs sont devenues insupportables. Il n’y a plus de taupes non plus. Ça enlève de l’intérêt au jardinage. Papa m’a expliqué que chasser la taupe est un exercice qui développe beaucoup de facultés chez l’homme. Chez nous ces facultés resteront désormais en sommeil. Peut-être disparaîtront-elles complètement.
Autrefois Marie a élevé des lapins. Elle m’a montré des photos de bêtes magnifiques avec des fourrures épaisses et de belles oreilles bien droites. Elle a arrêté lorsque leur poil a changé. On l’avait pourtant prévenue : il ne fallait pas leur donner de verdure. Elle n’avait pu se résoudre à les nourrir uniquement de granulés. Pour elle un lapin n’était pas seulement un tube digestif, un paquet de viande qu’il fallait faire grossir pour arriver au poids du rôti ou du ragoût idéal. Elle aimait les caresser, observer leur manège lorsqu’elle s’approchait d’eux, leur impatience et leur application à grignoter méthodiquement les feuilles, les herbes, le trèfle dont elle bourrait leurs cases jusqu’à les faire disparaître sous un monceau de verdure. Et, peu à peu, elle a senti que leur contact ne lui procurait plus le même plaisir. Elle a d’abord pensé que ça venait d’elle, de ses mains. Puis elle s’est aperçue que leur poil changeait. De fourrure il se transformait en vieille moumoute plastifiée. N’ayant jamais envisagé de cohabiter avec des lapins-nylon, elle a cessé d’en élever.
Quand je suis rentrée, parce que le jour commence à faiblir et que mon masque se transforme en passoire à nouilles, j’ai entendu Marie remuer la chaise de son bureau. Elle range des papiers, des photos. Elle m’a appelée pour m’en montrer quelques-unes. Pas toutes. J’ai bien vu qu’une partie a glissé dans un tiroir avant que j’arrive près d’elle. D’ordinaire, les mystères des gens ne m’intéressent pas. Mais à partir du moment où ces gens m’interrogent sur ma famille leurs cachotteries me gênent. Je me suis demandé si j’allais encore me sentir à l’aise avec Marie. Finalement je les ai regardées, ses photos. J’ai vu Paul, le demi-mari, un type gris mais très jeune. Trop jeune. La plupart du temps, sur les photos, la tendance est au gris, et les gens paraissent trop jeunes. C’est pour cela que les journaux mentent souvent. Et les couvertures des livres quand, au dos, on découvre une photo de l’auteur. Les auteurs, je n’ai jamais eu envie de les rencontrer. Je serais trop déçue. Leurs livres suffisent et valent mieux qu’eux. Même s’ils sont mauvais.
Elle m’a parlé de Paul comme une conférencière. Il était comme ceci ; il faisait comme cela ; il avait l’habitude de… J’ai tout de suite compris qu’elle ne l’a jamais aimé. Sinon elle ne parlerait pas de lui de cette façon. Puis j’ai découvert le jardin avant les tombes. Un jardin banal avec des légumes mais surtout beaucoup de fleurs. Un beau jardin mais un jardin ordinaire. Certaines photos sont prises d’un angle, d’autres d’une fenêtre de l’étage. Le photographe – je n’ai pas demandé à Marie qui se trouvait derrière l’appareil – a voulu que rien n’échappe à son objectif. On devine même un essai de dessin dans la taille des haies. Ça m’a fait penser aux jardins de Villandry sur le poster affiché au fond de ma classe à l’école primaire. Mais alors un tout petit Villandry, un minuscule Villandry. Pourtant, même si tous les jardins du château avaient été reconstitués, ça n’aurait pas valu le jardin actuel. Le jardin mémoire.
Marie n’arrête pas de commenter, essayant de se rappeler les années. Les mots m’effleurent. Je n’en saisis pas la moitié. Mais quand elle a évoqué le Saint-Martin de sa jeunesse j’ai bien été obligée de suivre. Je retrouve des mots, des phrases déjà entendus dans la bouche de Papa. Je n’ai pas osé demander si elle connaissait Papa. Saint-Martin n’est pas si grand et leur âge les a certainement rapprochés un jour ou l’autre. Je n’ai pas aimé que Marie ait pu connaître Papa avant moi. Peut-être le connaît-elle encore aujourd’hui. Je ne veux pas mélanger mes deux mondes. Mon père, ma mère, l’usine à mochons, c’est Bourg-la-Colline. Marie représente une oasis, une étape sur la route de la délivrance, de la mer. Alors, si elle fait sauter les barrières, comment vais-je m’y retrouver ? Marie a vu mon visage se renfrogner. Elle me l’a dit été elle a arrêté ses histoires. Elle n’a pas eu l’air trop surprise.
« Alors, Mélanie, je ne t’intéresse plus ? » m’a-t-elle demandé. Je n’ai pas pu lui répondre en lui lançant un « non » qui serait blessant, ne correspondrait pas exactement à la vérité. Mais en même temps je ne peux plus supporter ses histoires.
« Pour moi tu es la gardienne des morts. Et j’ai du mal à t’entendre parler des vivants. » J’ai un peu tort puisque Paul est mort, lui aussi. Elle ne me l’a pas rappelé mais elle est revenue au jardin conservatoire de la mémoire. « En s’occupant des morts on est naturellement amené sur le territoire des vivants », a-t-elle ajouté. Je comprends qu’avec ses deux dernières places disponibles son jardin devienne un peu étroit étant donné le nombre des vivants restant en circulation. Mais ces deux places sont réservées. Cela ne fait aucun doute. N’entre pas qui veut dans le jardin de Marie.
Les jours suivants Marie m’a encore parlé de mes parents. Pas continuellement mais par petites allusions, mine de rien. Je le supporte de moins en moins bien. Et j’ai vite compris que c’est Papa qui l’intéresse. Le connaître à travers moi, voilà ce qu’elle cherche. Déjà je pense à repartir, n’ayant plus rien à attendre de cet univers aseptisé et funèbre à la fois lorsqu’une phrase de ma mère à l’adresse de mon père me revient un soir, à table, et renforce ma décision. Faisant allusion à la manière dont la perçoit le voisinage, Marie me confie : « Ils m’appellent la folle, la toquée, l’originale. Tous se méfient de moi mais pour l’instant personne n’a été vraiment agressif à mon égard. Ils ont bien trop d’ennuis pour trouver le temps de s’occuper de moi. Les femmes me haïssent particulièrement. Sans doute parce que je suis veuve. Alors elles ont peur pour leur mari. » Et elle ajoute sur un ton fatigué : « Si elles savaient ! Elles peuvent être tranquilles. Les maris d’ici, il faudrait que j’aie complètement perdu la boule pour que j’y touche ! »
Elle a dit « Les maris d’ici ». Mais elle n’a pas écarté les maris d’ailleurs. C’est à ce moment que la phrase de Maman est remontée à la surface. Elle avait lancé à Papa comme une injure : « Et si ça ne te satisfait pas tu n’as qu’à retourner voir ta veuve toquée ! » La veuve toquée ! Il ne doit pas y en avoir dans toutes les communes. En tout cas, à Bourg, personne ne correspond à cette description. Tandis que Marie ! Je commence à comprendre pourquoi elle veut tout savoir sur Papa.
J’ai décidé immédiatement de repartir demain.
VIII
Nous nous sommes toutes les deux levées très tôt. Six heures venaient de sonner à l’église. Marie doit se douter que je vais la quitter. Pourtant elle n’en a rien laissé paraître et elle a joué la surprise. Juste un peu pour qu’on ait l’air comme tout le monde. « C’est dans l’ordre des choses » a été son seul commentaire. Elle n’a pas essayé de me retenir. Avec elle j’ai toujours été libre. Elle a seulement voulu m’aider dans ma toilette, comme le soir où je suis arrivée. « Il faut que tu sois propre. Faire une réserve de propreté. » Je crois plutôt que c’est toujours son besoin de toucher ma peau. À quatorze ans je suis Marie il y a trente ou trente-cinq ans. Elle est toujours belle, mais plus molle à certains endroits, plus rugueuse à d’autres. Elle m’a savonnée sous la douche, elle a vaporisé sur tout mon corps les parfums les plus divers, par petits nuages. Je dois sortir de chez elle comme du harem d’un sultan.
En prenant le petit-déjeuner, sans me regarder, elle m’a simplement demandé : « C’est à cause des photos ? » Je n’ai rien répondu. Elle n’a pas reposé de question. Avant de partir j’ai voulu faire un tour dans le jardin. Il est impeccablement rangé. Les tombes s’alignent parfaitement, surmontées de leurs bouquets triomphants. Un cimetière calme et reposant où il est agréable d’être mort. Au fond restent les deux derniers emplacements. Marie m’a dit qu’elle va s’occuper des trous. La terre s’est effritée sur les bords et, si elle ne s’en inquiète pas, ils vont se reboucher peu à peu. Je ne lui ai pas demandé comment elle fera lorsque les deux dernières tombes seront occupées. J’ai senti qu’elle évite toute allusion au futur. Elle ne veut pas en parler.
Marie m’a fait cadeau de nouveaux masques. Je n’ai pas su où elle se les procure. Ils ne ressemblent pas aux autres et sont encore plus efficaces que ceux de Jérôme. « Tu en auras encore besoin, m’a-t-elle dit, et peut-être plus longtemps que tu ne le penses. » Je ne lui ai pas demandé d’explication mais je sais qu’à Saint-Martin je pourrai m’en passer si les vents ne soufflent pas sur la ville. D’après Marie il ne faut pas que je m’arrête avant La Fontaine-Aubin. Là j’aurai l’occasion de me retaper dans la boulangerie, la seule existant encore en pleine campagne. Alors j’ai accéléré le mouvement. Mon sac à dos, ma réserve de masques, mes provisions pour une journée, tout a été ficelé rapidement. Je sens bon, mon linge dégage une odeur de propre, je suis légère et j’embrasse Marie. Au dernier moment elle a rougi, s’est affolée. « As-tu de l’argent ? Si tu n’as rien tu t’attireras des ennuis. Pour se tirer d’affaire il n’y a que l’argent. » Et elle m’a plaqué plusieurs billets dans la main. Je les ai glissés sans les compter dans une poche de mon jean et j’ai levé l’ancre.
J’ai passé combien de jours chez Marie ? Je ne sais plus exactement ; je me suis refusé à les compter. Dès la sortie de Saint-Hernaux j’ai dû marcher sur la route, les bas-côtés sont trop mous, spongieux, souples et bruyants à la fois. Et j’ai horreur d’entendre ma marche rythmée par des bruits de succion. Au début j’ai progressé trop vite. J’ai oublié qu’avec le masque il faut être économe de ses efforts. Chez Marie tout a été prévu pour que les odeurs n’entrent pas. Seuls les travaux du jardin exigent le port du masque.
Entre Saint-Hernaux et La Fontaine-Aubin j’ai vite compris que j’étais revenue dans le monde de la puanteur. La route descend légèrement et s’étire au milieu des champs jusqu’à la rivière que j’ai oubliée depuis plusieurs jours. Sur la droite un ancien moulin semble abandonné. Il est encore tôt et je n’ai rencontré personne. Aucun bruit de moteur ne me parvient. Par contre sous les buissons, dans les fossés, l’écho de courtes courses, de froissements de feuilles, de branches brisées me surprend parfois. Papa m’a pourtant prévenue : « Toute vie est en train de disparaître. » Il a oublié la vermine. Les rats qui prolifèrent. Je ne les supporte pas. Ma présence les gêne à peine et ils s’enhardissent. J’en ai vu plusieurs disparaître dans l’herbe des talus, ce qui m’a confortée dans ma résolution de marcher sur la route. Il n’y a plus de couleuvres ni de vipères. Ça réjouissait Maman qui me racontait lorsque j’étais petite les frayeurs que ces « sales bêtes » avaient pu lui causer. Désormais elle peut être tranquille. L’éponge imbibée d’eau de merde qui constitue la nouvelle terre ne les a pas supportées. Certains parlent d’un nouveau reptile, plus gros, moins agressif, mais beaucoup plus répugnant. Il avalerait toutes les charognes charriées par les ruisseaux.
Vers neuf heures j’ai entendu les premiers tracteurs. Plus éloignée de Bourg-la-Colline je suis aussi plus rassurée : ici personne ne me connaît. Mais je dois quand même prendre des précautions. Tous les gens de la campagne sont curieux. C’est dans leur nature. Ils veulent tout savoir, tout contrôler. Je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut mais pour moi ça constitue une gêne supplémentaire. Et je peux tomber sur un vieux dégueulasse qui cherche à me voler mon masque. Nulle part je n’en ai vu d’aussi efficaces que ceux de Marie.
Avant La Fontaine-Aubin j’ai assisté à un étrange ballet. La folle poursuite d’un corbeau et d’un goéland. Du moins j’ai cru qu’ils se pourchassaient. Très vite je me suis aperçue qu’ils s’arrangent pour ne pas se rattraper. Ils jouent comme des fous à la valse des charognards : deux tours à droite, un tour à gauche. Puis changement de sens. Des artistes ! De la musique en plein ciel. L’escapade d’une noire et d’une blanche. De la musique visuelle ! Pour le son il vaut mieux couper ! Ces sales bêtes ne savent que crier. Elles rappellent sans cesse leur présence en déchirant le ciel de leurs voix cassées ; plus grave pour l’oiseau noir, plus stridente pour l’oiseau blanc. La mer et la terre se sont ici rassemblées pour éructer leur hymne à la pourriture. Et je me suis arrêtée sans m’en rendre compte pour assister à leur partie de cour de récréation. Je ne vais tout de même pas me faire piéger par les jeux de ces deux affreux !
Quand je suis repartie ils m’ont suivie. Leur danse a continué au-dessus de ma tête et j’ai fini par ne plus leur prêter attention. En pensant qu’ils me considèrent peut-être comme un de leurs prochains repas je n’ai pu maîtriser un frisson. Ces sales bêtes sont certainement dotées d’une patience infinie. Eh bien ! elle ne leur sera pas inutile parce qu’elles ne me tiennent pas encore.
À mon arrivée à La Fontaine-Aubin elles me surveillent toujours en faisant semblant de jouer. Je leur ai adressé un pied de nez et je suis entrée dans la boulangerie. Avec les indications que m’a données Marie, je ne peux pas me tromper. Sur les deux maisons situées au carrefour, l’une, un ancien café, est inhabitée et l’autre est la fameuse dernière boulangerie de campagne de la région.
IX
Quand j’ai poussé la porte j’ai cru un instant que tout le bâtiment allait me tomber sur la tête. J’ai déclenché un vacarme de sonnettes et de clochettes à réveiller un régiment de sourds. J’ai enlevé mon masque et j’ai attendu. Tout est vieux dans la petite pièce. Il reste même des bocaux remplis de bonbons tels que mon père me les a décrits en me racontant des histoires de son enfance. Un vieil homme est entré, blanc et courbé. J’ai tout de suite pensé au Commandant Cousteau, ce vieux marin d’autrefois dont le portrait se trouve dans tous les livres de sciences naturelles. Cousteau ne m’a rien demandé. Il m’a regardée et il a attendu. Il m’impressionnait et je n’ai plus su quoi dire. Je suis pourtant entrée afin d’acheter ce qu’il faut pour tenir jusqu’à midi, comme me l’a conseillé Marie : « Tu dois garder les réserves de ton sac le plus longtemps possible. » Au bout d’un long moment, comme je ne me suis toujours pas décidée, il s’est écarté et m’a fait signe de passer devant lui et de pénétrer dans sa cuisine.
Entre ce qu’on peut appeler le magasin et sa cuisine il n’y a pas de porte. Ou plutôt celle qui existe ne doit jamais être fermée. Des lanières de nylon multicolores et décolorées qui descendent du linteau marquent juste la séparation. Je les ai écartées et j’ai franchi le seuil. Il m’a suivie et m’a invitée à m’asseoir. Sur la table deux bols sont posés et tout de suite il a placé entre les deux une montagne de croissants et de pains au chocolat. Le visage blanc de Cousteau s’est éclairé d’un sourire : « Marie m’a appelé. Elle m’a annoncé votre passage. » Comme une imbécile j’avais oublié le téléphone. Ainsi Marie connaît Cousteau. Il n’y avait donc rien de surprenant à ce qu’elle m’incite à m’arrêter chez lui.
Le vieux semble ravi. Il trotte à pas de souris, disparaît, ramène d’autres croissants encore plus chauds, plus croustillants, qui craquent de plaisir sur l’assiette, et enlève ceux qu’il estime moins bons. « Prenez votre temps, je n’aurai pas de clients avant midi. Et vous n’êtes pas à une heure près. Un voyage comme le vôtre ça ne s’expédie pas au galop, ça se fait lentement. Il faut que la tête ait le temps d’enregistrer le parcours des jambes. Ça se digère doucement. » Pour un peu il va me dire que ça se déguste ! Il oublie le parfum d’ambiance, le père Cousteau. Mais je ne lui ai pas répondu. Il a l’air tellement heureux qu’il avale deux croissants le temps que j’en grignote un. Et pourtant je ne traîne pas.
« En ce moment je suis un peu débordé. Alors vous tombez bien. Vous ne refuserez pas de me donner un coup de main. » Cousteau ne m’a pas posé de question. Il m’a simplement annoncé que je reste quelque temps – un jour ? deux ? une semaine ? – pour l’aider. Est-ce que j’ai le choix ? Ce grand-père m’intimide et je n’ose pas l’interroger. J’ai dû arrêter de manger au milieu de la pile car je sens que je vais être malade. Il y a deux sortes de vieillards, les coincés de l’estomac qui, après avoir avalé trois miettes sont rassasiés, et les ogres. Apparemment Cousteau appartient à la deuxième catégorie. Il m’a proposé un autre bol de café. J’ai accepté. Les croissants avaient bu le premier.
Il a besoin de moi pour la vente du pain, provisoirement bien sûr. Cousteau m’a dit qu’il me présentera comme une petite nièce. Il est trop vieux pour que les clients s’y retrouvent dans le labyrinthe de sa famille. Je peux être tranquille, personne ne me posera de questions. Un instant je me dis que je ne me suis pas arrêtée dans cette boulangerie pour occuper un poste de vendeuse. Mais comment refuser ce service à Cousteau ? Alors j’ai poussé mon sac dans un coin et j’ai attendu.
Cousteau a collé des photos de sa famille partout. Une femme âgée, une grande fille et un petit garçon qui ont été fixés une fois pour toutes autour de leur seize et douze ans. Des enfants plus petits aussi. Peut-être les filles et les fils des premiers. Sur le buffet un cadre en masque un autre. Au mur un grand calendrier offert par un minotier montre une cigogne apportant un bébé dans une serviette dont les quatre coins sont noués autour de son bec. J’espère que son voyage ne l’a pas amenée à traverser notre ciel. J’ai cherché un journal. Je n’en ai pas trouvé. Ni celui du jour ni celui des jours précédents. Papa s’était disputé avec Maman lorsqu’il avait décidé de cesser d’en acheter. « Ce qu’ils m’apprennent sur mon époque ne m’intéresse pas », avait-il lancé en prenant une pose comme le maire le Quatorze Juillet. « Ce que je cherche, je le trouve dans les livres. » Maman lui avait tourné le dos brusquement et elle avait claqué la porte en criant : « Eh bien, j’irai le lire chez les autres, puisqu’on ne fait rien comme tout le monde dans cette maison de fous ! » On avait tremblé tous les deux. À cause des carreaux. Un carreau tombe en morceaux et c’est la descente aux enfers, la plongée dans la puanteur. Et il faut des jours ensuite pour se débarrasser de l’odeur. Marie, elle, reçoit le journal tous les matins.
Les clochettes tintinnabulantes m’ont sortie de ma rêverie. Je me suis secouée et j’ai poussé les lanières de plastique. Un type attend, le béret enfoncé jusqu’aux oreilles, le masque descendu sous le menton. Il m’a fixée d’un air hébété sans rien articuler. « Je suis la nièce, je lui ai dit, qu’est-ce que vous voulez ? » Il a eu l’air de se réveiller et, d’une seule traite, il m’a lancé : « Comme d’habitude ! » Comme je ne bouge pas et que moi aussi je dois lui sembler ahurie il a précisé : « un pain de deux ». J’ai quand même assez d’expérience des courses pour savoir ce que c’est qu’un pain de deux, même si à la maison on ne mange que des baguettes. Je le lui ai enfilé dans un sac plastique dont j’ai ligoté l’extrémité. Ça à l’air de réjouir mon petit père qui maintenant me fixe d’un air égrillard. Alors je n’ai pas traîné, je lui ai balancé le prix que j’ai reluqué sur le tableau affiché au mur et j’ai encaissé. Avec les vieux schnocks j’ai toujours su qu’il fallait foncer. Ne jamais leur laisser l’avantage. Il a payé, remonté son masque et il est sorti dans un nouveau vacarme de clochettes.
Des vieux, il y en a eu d’autres dans la matinée. À croire que la campagne a perdu tous ses jeunes. J’en ai vu des grands-pères tombant des nues, faux abrutis dont je me méfie à cause de la lueur qu’ils ont dans l’œil quand ils me fixent un moment. Des vieilles aussi, plus finaudes avec leurs airs de ne pas y toucher et qui essaient de m’arracher quelques mots. Il en a fallu sûrement des explications, autour de la soupe, à midi, pour essayer de comprendre de quel côté je peux être une petite nièce de Cousteau. Depuis que la région s’est enveloppée de sa pestilence elle s’est aussi coupée du monde. Alors ce n’est pas facile de savoir ce que sont devenus le fils Untel et la fille Machin qui sont allés travailler sous des cieux plus odorants. Mais en même temps l’isolement ça développe la mémoire. À force de ruminer toute la journée on finit par retenir des choses !
« Mais non, la campagne n’est pas peuplée que de vieillards ! » À midi, Cousteau m’a donné l’explication : tous les adultes en état de travailler sont occupés. Comme l’usage des masques diminue le rendement individuel ils ont besoin de plus de monde. Les enfants, les jeunes, eux, sont à l’école. Je devrais le savoir. Donc il ne reste plus que les vieux pour faire les courses.
On en a vu encore quelques-uns pendant le repas. Des pressés qui ont dû se faire incendier par le fils ou la fille parce qu’ils ont oublié d’aller chercher le pain. Chez ceux-ci pas de lueur dans l’œil. C’est la peur du coup de pied au cul qui les fait galoper. Les mochons n’attendent pas. Et si on veut livrer l’usine à temps ce n’est pas le moment de passer la journée à table.
Grâce à Cousteau La Fontaine-Aubin est restée l’un des foyers de vie de cette campagne. À deux heures il m’a demandé de faire les comptes de la matinée. Tous les jours sa boutique ferme de deux à quatre. « Tu peux attendre le client si tu veux, il ne viendra personne ! » Il a eu l’air content. « Tu vois, tu te débrouilles très bien. Tu pourrais faire une bonne commerçante. Marie ne m’a pas trompé ! » Et voilà que Marie revient sur le tapis ! Quand je lui ai demandé depuis combien de temps il la connaît, il m’a seulement répondu : « Depuis longtemps ». Mais il a ajouté : « Marie et moi, on est pareil. » Et après un silence : « Ton père aussi d’ailleurs. » J’ai cru que Cousteau venait de me coller un coup de bâton sur la nuque. Ainsi il sait qui est mon père. Marie aussi, j’en suis maintenant certaine. Qu’est-ce que ces originaux manigancent derrière mon dos ? Je ne lui ai pas posé de questions. Je n’ai pas envie de connaître de réponses pour l’instant.
Derrière les mochons, luttant pied à pied contre l’infection stagnante qui les emprisonne, ces solitaires auront constitué un réseau. La campagne empuantie masque une toile d’araignée souterraine ; les résistants, les anti-pollueurs, les partisans du parfum. Je vais peut-être en trouver d’autres sur ma route. Pour l’instant, ceux-ci ne contrarient pas mes projets. Ils les favorisent plutôt.
Avant d’aller dormir – il fait une longue sieste l’après-midi – Cousteau m’a emmenée visiter son fournil. Il est placé tout au fond de la cour et on y accède en passant sous un tunnel de verre et de plexiglas. « J’ai dû construire ce boyau parce que mon pain prenait l’odeur. Avant je traversais la cour en toute liberté. Maintenant j’ai l’impression de travailler dans une usine. » Pendant qu’on avance un goéland heurte à plusieurs reprises le toit transparent. Je me suis arrêtée ; il est revenu cogner le verre juste au-dessus de ma tête. « Continue de marcher. Si tu arrêtes c’est pire. Ces sales bêtes savent qu’il y a du pain. J’ai dû augmenter l’épaisseur du verre, ils finissaient par me le casser. Et là il n’y en a qu’un. Mais lorsque le tunnel est éclairé ils deviennent fous et se lancent par dizaines contre le toit. Alors je suis obligé d’éteindre. Et le lendemain je ramasse les cadavres dans la cour. » J’ai pensé que Cousteau aurait dû construire un tunnel en briques. Cette idée l’a sûrement traversé mais ne type-là ne doit supporter aucune forme de prison.
Le fournil, abrité par la verrière du tunnel, n’a pas de double porte. Il y fait chaud, trop chaud, et j’ai été surprise d’y trouver des tas de machines modernes. Cousteau m’a présenté avec fierté le pétrin électrique, les appareils qui enregistrent la température, les verseurs automatiques. Au fond, le four lui-même ne correspond pas à l’image que j’aurais pu m’en faire. « C’est plus facile qu’autrefois ! m’a dit Cousteau ; le plus marrant c’est qu’ils viennent parfois de loin acheter mon pain parce qu’il est cuit au feu de bois. » Il a souri avant de poursuivre, songeur : « Le bois aussi est pourri. Mais si ça leur donne bonne conscience d’y croire, ça les regarde. Ce n’est pas mon affaire. »
Il a refermé le fournil et on est revenu dans la maison. « Pendant que je dors tu fais ce que tu veux. En cherchant tu trouveras de quoi lire, mais si tu sors dans le jardin n’oublie pas ton masque. J’ai vu que Marie t’en a donné un bon. » Comme si je pouvais oublier ! Il ne m’a pas demandé si j’avais envie de m’en aller. Alors j’ai décidé de rester.
Fin de la publication du roman. Nous nous arrêtons à la page 49. Il en reste 68. Si vous voulez les découvrir vous vous rendez dans une bibliothèque… ou dans une librairie.