Du boulevard Carnot à l’étang de Robien. (Les cabots de Robien 2)

« T’as vu, eh t’as vu ! Ils vont démolir le boulevard Carnot !
- N’exagère pas, Tony, dès qu’on parle de travaux tu vois tout par terre.
- Je l’aimais bien, moi, Carnot. Pas beaucoup d’habitations du côté de la gare : on pouvait lever la patte, tranquille, sans gêner personne. T’es pas d’accord, Berlu ?
- Te plains pas, Tony, ils ont prévu des jardins, des pelouses, c’est mon patron qui l’a dit. Mamma mia, on va être les rois, i re del mondo (1)! Plus de hangars, plus de camions…
- Ouah ! Tu sais on ne m’y emmène jamais le soir. Tu crois que c’est bien fréquenté.
- Par des chats de gouttière, c’est sûr.
- Ne me parle pas de cette racaille, Berlu, rien que de t’entendre je sens mon poil qui se hérisse… Moi, ce que j’aime, c’est le tour de l’étang. Quand mon boss a besoin de calme c’est par là qu’on se promène.
- Je me suis toujours méfié de l’eau ; tu connais leur dicton : « Qui veut noyer son chien… et ouah ouah ouah et ouah ouah ouah… »
- C’est toi qui vois tout en noir, Berlu. Moi, mon boss il dit toujours : « Qui veut choyer son bien le note page à page ». Depuis que tu m’as parlé des niches fiscales j’ai vu que c’est un sujet qui le tracasse.
- Pour en revenir à l’étang, mon patron m’y a plongé un soir, sans me demander mon avis. Soi-disant parce que j’avais des puces.
- « Qui veut soigner son chien le force à la nage », Berlu. Et tu t’en es tiré comment ?
- Avec la trouille de ma vie. Mamma mia, je me suis retrouvé nez à nez avec un ragondin. T’aurais vu la bête ! Un vero mostro (2), comme on dit à Torino.
- Dans certains cas y’a pas de honte à faire demi-tour. Et puis ces bestioles qui vivent dans l’eau, « mi-chair mi-poisson », c’est pas pour nous.
- Les vélos non plus c’est pas pour nous. Y’a pourtant des VTT le long de l’étang. Ces mollets qui tournicotent ça me fait perdre la testa. Je ne peux pas m’empêcher de leur sauter dessus… C’est comme les manèges à la fête foraine avec la queue du singe qui gigote tout le temps et que les gamins n’attrapent jamais… Mais alors là j’ai pris un coup de laisse sur le museau. « Berlu, qu’il m’a dit mon patron, su tu recommences je te dépose à la S.P.A.
- C’est vrai qu’il y a beaucoup de cyclistes dans le quartier. T’as vu, eh t’as vu, ils ont même des pistes à eux !
- Et tu sais qu’il y a un champion dans le quartier ? Sebino qu’il s’appelle, il a un magasin rue de Trégueux. Avec un nom pareil je suis sûr que c’est un Italiano.
- Tu déformes tout, Berlu, t’es un vrai chauvin. Il est d’ici, un né natif, comme ils disent. Il paraît qu’il va déménager boulevard Carnot. Mon boss l’a lu dans le journal.
- Tu vois que ça va être bien ce boulevard… Mais les chiens, les piétons, les cyclistes, les voitures, les bus… est-ce qu’il y aura de la place pour tout le monde ? Ça risque de frotter dur, comme on dit dans le Poggio, à l’arrivée de Milano-San Remo !

Jean-Claude Le Chevère

1. I re del mondo : Les rois du monde.
2. Un vero mostro : Un vrai monstre.