Illusion d’optique. (Jean-Claude Le Chevère)
L’enfant n’en revenait pas. Son regard, suivant un rythme régulier, s’abaissait vers l’étang puis remontait vers son père qu’il fixait d’un air interrogatif. Devant lui, les canards marchaient sur l’eau. Ce n’était pas un mirage, il était certain de ce qu’il voyait. Ces volatiles se posaient doucement à la surface, continuaient à progresser en quelques battements d’ailes, puis poursuivaient leur déplacement en marchant. Ils ne nageaient pas, leurs pattes s’enfonçaient à peine et ils marchaient, comme faisait l’enfant en tenant la main de son père.
La nouvelle se répandit rapidement et les habitants du quartier, bientôt rejoints par ceux de la cité tout entière, défilèrent sur le sentier qui bordait l’étang pour assister au spectacle de la merveille. Les deux quotidiens régionaux envoyèrent chacun un photographe pour, suivant l’expression consacrée, “immortaliser l’événement”. Cela amusa beaucoup les lecteurs mais agaça fortement la municipalité, qui interpréta ces clichés comme une mise en cause de sa politique environnementale. Ce qu’elle fit savoir en revendiquant un droit de réponse dans lesdits journaux.
Le bruit courut, sans qu’il pût être vérifié, que tout ceci avait été préparé et orchestré par des résidents du quartier désireux de sauver à tout prix leur étang. Car si les canards marchaient sur l’eau il était inutile de chercher l’origine du phénomène dans une intervention divine, sorte de résurgence d’un célèbre épisode biblique. La raison en était simple. L’envasement de l’étang avait atteint un tel niveau que ne subsistait qu’une mince pellicule d’eau à la surface du limon accumulé au fil des mois et des années si bien qu’il était vain d’y guetter le passage d’un poisson ou d’attendre le plongeon d’un cormoran en quête de nourriture facile à capturer. Le pauvre serait resté prisonnier de la vase, son gros bec enfoncé jusqu’aux yeux et les pattes gigotant désespérément pour tenter de se dégager de ce piège sournois.
L’agitation gagna les écoles. Une directrice convoqua les parents. Une mise au point était nécessaire : les enfants déliraient de plus en plus dans leurs rédactions. Non seulement, d’après ce qu’ils écrivaient, les oiseaux marchaient sur l’eau, mais aussi les autres animaux et même les gens qu’ils connaissaient.
«Il va falloir que ça cesse, prévint-elle, sinon nous allons au- devant d’une catastrophe. Vos enfants vont finir par croire ce qu’ils écrivent et un jour on découvrira l’un d’entre eux enfoncé dans la vase jusqu’aux oreilles. Alors il sera trop tard… Je vous aurai prévenus. »
Les parents rentrèrent chez eux désemparés. Ils ne pouvaient nier l’évidence : les canards traversaient bien l’étang en marchant. Mais ils ne souhaitaient pas que leurs enfants prennent des risques inutiles. Personne ne trouvant de solution il fut décidé, en accord avec la municipalité, de planter de nouveaux panneaux sur lesquels serait représenté, sous une forme humoristique, un volatile avançant sur l’eau d’un pas assuré. Et en dessous serait inscrit : “Illusion d’optique”.
C’est ainsi que l’Étang de l’Illusion d’Optique devint une attraction nouvelle qui attira curieux, incrédules et mystificateurs de tous poils. Et chacun y trouva son compte.