Un amateur de livres (par Jean-Claude Le Chevère)
Voici une courte histoire où se mêlent une bonne part de réel et un peu d’imaginaire. Chacun fera, entre les deux, la répartition qu’il souhaite.
Depuis quelques temps les cabines et autres boîtes à livres se sont multipliées dans la cité. Chaque quartier veut avoir sa réserve d’ouvrages mis à la disposition de ses citoyens, ceux du moins désireux de s’adonner à une occupation qui nécessite seulement un peu de temps et qui, c’est là la nouveauté, est en l’occurrence gratuite. De plus, en ces temps perturbés où, comme l’avait écrit ce bon vieux La Fontaine dans Les animaux malades de la peste, « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés », un peu d’évasion ne fait pas de mal. Car, si tous ne sont pas « frappés » physiquement, ceux qui échappent – provisoirement ? – aux attaques du pernicieux virus sont souvent fortement chamboulés psychologiquement. Les diverses contraintes imposées par les autorités sont souvent mal vécues et chaque semaine les chaînes déchaînées révèlent qu’une fête clandestine ou un repas de luxe ont rassemblé des jeunes ou – scandale ! – des notables parfois eux-mêmes donneurs de leçons. Le climat devient pesant et l’on baigne à certains moments dans une atmosphère de dénonciation qui n’est pas sans rappeler certaines heures qu’on avait crues définitivement rejetées dans les oubliettes de notre histoire.
Alors, dans cette époque troublée, s’adonner à la lecture permet de s’abstraire pendant quelques minutes ou quelques heures des tracas du quotidien. Ce qui explique le succès de ces boîtes ou cabines à livres qui offrent à des gens ne fréquentant ni les librairies ni les bibliothèques quelques instants de distraction. Il faut bien admettre qu’on y trouve toutes sortes d’ouvrages, des revues de tricot aussi bien que des romans à l’eau de rose comme ceux d’une Briochine qui eut son heure de gloire il y a plus d’un siècle, Zénaïde Fleuriot. Des recettes de cuisine y voisinent avec les œuvres de Nietzsche en 10/18 ou dans la collection Idées-Gallimard… Il suffit de fouiner, de passer régulièrement et l’on finit par dénicher l’oiseau rare, le recueil ou le roman qui peut correspondre aux aspirations de l’un ou de l’autre. Simple exigence : il faut ramener ses emprunts au même endroit une fois la lecture terminée, ou les remplacer par d’autres volumes.
Dans notre quartier deux ingénieux bricoleurs, ayant repéré l’ancienne cabine téléphonique abandonnée au nom du progrès, l’ont justement transformée en une bibliothèque d’occasion et, par surcroît, occasionnelle. Livres et revues en ont rapidement garni les étagères. Les divers ouvrages circulent, disparaissent, reviennent et de nouveaux apparaissent. Emprunteurs et, selon la formule consacrée, généreux donateurs se croisent. Parfois ce sont les mêmes. Tout paraît fonctionner à merveille. Je devrais dire « paraissait », car un grain de sable inattendu est venu dérégler les rouages de la mécanique pourtant bien huilée.
L’un des deux concepteurs de la cabine à livres du quartier s’aperçoit un jour que, contrairement à ce qui se passait précédemment, les rayons de ladite cabine sont presque vides. Dans un premier temps il s’en félicite. Puis son optimisme s’atténuant quelque peu il s’interroge : qu’est-ce qui peut expliquer cette brûlante soif de lecture ? Et pourquoi celle-ci se manifeste-t-elle aussi soudainement ? Et un détail vient titiller son esprit : comment se fait-il que le ou les emprunteurs n’aient pas opéré de tri dans leurs emprunts ? C’est curieux, les ouvrages les plus divers ont disparu en même temps.
La cabine est à nouveau remplie et, deux semaines plus tard, à nouveau dévalisée. Cette fois le mystère s’épaissit. Des « enquêteurs » bénévoles sont dépêchés sous les anciennes halles et au Légué où se tiennent certains dimanches matin des ventes plus ou moins réglementées de livres anciens. Des bouquinistes professionnels y côtoient des vendeurs occasionnels. Qui sait ? Les « emprunteurs » de la cabine ont peut-être trouvé là un moyen de se faire quelque argent à bon compte. Finalement nos enquêteurs font chou blanc. Ou presque. En effet ils rencontrent des émissaires masqués venant d’autres quartiers. Leurs boîtes à livres sont, elles aussi, vidées de temps à autre de leur contenu. Mystère, mystère…
Mais comme chez Gaston Leroux ou Maurice Leblanc c’est au moment où l’obscurité paraît la plus épaisse que, de la façon la plus inopinée, une lueur vient soudain percer l’ombre.
Un matin, dans une rue du quartier, un trottoir se trouve obstrué, encombré de mille objets hétéroclites attendant d’être évacués dans un fourgon de location qui vient stationner au plus près. Des voisins s’approchent.
« Alors, vous nous quittez ? Vous n’êtes pas resté très longtemps dans le quartier. Nous avons à peine eu le temps de nous connaître ! »
Le jeune homme – enfin, plus très jeune – s’arrête quelques instants et pose sur une étagère bancale quelques livres couverts d’une jaquette aux couleurs passées.
« Eh oui ! Je vais aménager chez mon amie… Chacun de notre côté, ça ne pouvait plus durer. Alors c’est moi qui ai décidé de bouger… Et il ajoute : J’en profite pour me débarrasser de pas mal de babioles. C’est fou ce qu’on peut ramasser !... Chez elle il y a de la place, mais pas plus qu’il ne faut… Alors, si vous êtes intéressés, servez-vous avant que j’expédie le tout chez Emmaüs. »
« Vous en avez beaucoup comme ça ?
- Si vous saviez… plein mes étagères. Si vous êtes preneur…
- Pourquoi ne les gardez-vous pas ?
- Oh ! vous savez, mon amie en a déjà suffisamment et je ne vois pas où nous pourrions mettre ceux-ci.
L’autre insiste :
- Mais vous n’avez pas forcément les mêmes goûts en matière de lecture.
- C’est plus simple que ça. Vous allez être étonné : moi, je ne lis pas.
- Mais alors, pourquoi vous êtes-vous procuré tous ces livres ?
- Je ne sais pas si vous vous êtes fait la réflexion, mais quand vous entrez chez quelqu’un, ça fait toujours de l’effet, des livres placés sur des étagères… ça vous pose un homme… ça impressionne… Il attend un peu avant d’ajouter : Et puis ça ne m’a pas coûté cher. Vous avez peut-être remarqué que dans le quartier, comme dans d’autres, il y a des livres à la disposition de tout le monde. Alors je me suis servi.
L’autre n’en revient pas.
- Vous n’avez jamais pensé qu’ils pouvaient intéresser quelqu’un d’autre, qu’il fallait les ramener après les avoir lus ?
- Ça je l’ignorais. De toute façon, comme je vous l’ai dit, je ne lis pas. C’était juste pour la déco, si je puis dire. D’ailleurs mon amie se moque de moi en me disant que je cherche à en mettre plein la vue… Mais si ça vous convient, vous pouvez les emmener et les remettre où je les ai pris, ou même les garder… »
C’est ainsi que les cabines et boîtes à livres se trouvèrent à nouveau bien garnies, après avoir été dévalisées par un amateur de livres… qui ne lisait pas.