Bas les masques ! par Jean-Claude Le Chevère
Avertissement : ce qui suit relève de l’imagination. Toute ressemblance avec une certaine réalité est donc totalement fortuite.
Dès que fut fini le déjeuner les gens commencèrent à sortir des immeubles et des maisons. Tous masqués depuis des mois et des mois, les enfants, les adolescents, les adultes jeunes et anciens. Seuls les tout petits exposaient encore leur visage, même si certains d’entre eux, pour faire comme les grands, arboraient un masque particulièrement coloré, voire humoristique. Pour ces derniers cette situation apparaissait comme une sorte de jeu géant auquel – par quel miracle ? – toute la famille participait. De leur côté les ados affectaient un air détaché, comme si leur présence dans le flux ondulant en train de se former n’était due qu’au hasard ou à une obligation qu’ils subissaient plus qu’ils ne l’acceptaient.
Dans les rues principales, au courant le plus important vinrent s’agglomérer d’autres groupes sortant des voies adjacentes. Tous confluaient vers la gare où le rassemblement était prévu à 14h. À l’origine il devait avoir lieu devant la mairie. Mais entre-temps la gare avait été désignée par les internautes comme l’un des plus beaux bâtiments ferroviaires de France. C’était donc l’occasion pour la municipalité de faire d’une pierre deux coups en rappelant par la même occasion le glorieux vote des citadins et, il faut bien l’admettre, des habitants de toute la région.
Le signal avait été donné le dimanche précédent. Le président était intervenu sur toutes les chaînes de télévision et de radio :
« Samedi prochain marquera le début d’une nouvelle ère, d’un renouveau, de la mutuelle redécouverte… »
Comme d’habitude il s’était voulu lyrique, mi-paternaliste mi-prophétique.
« Je veux voir à nouveau des visages souriants, résolument tournés vers un avenir nécessairement meilleur », avait-il continué.
Les gens n’écoutaient pas, ils attendaient la suite. Seules des annonces concrètes les intéressaient. Depuis le temps qu’on leur balançait tout et son contraire ! Au bout de dix minutes il s’était arrêté et, après un long silence, soudain redevenu grave, il avait lancé au pays tout entier :
« Samedi, mes chers compatriotes, samedi vous pourrez ôter vos masques. Les divers conseils scientifiques européens ont estimé que la pandémie s’est totalement éteinte, elle s’est… évanouie. Aucun nouveau cas n’a été enregistré lors des quatre dernières semaines. Cette heureuse situation s’observe aussi chez nos voisins. L’Europe tout entière a donc décidé que samedi prochain serait le jour de notre libération, de notre renaissance. À 14h précises… »
Pourquoi 14h et non midi ou 13h ? Tout le monde l’ignorait. De toute façon personne ne prêtait plus attention au discours présidentiel. À l’intérieur de chaque appartement, de chaque maison, les gens chantaient, dansaient. Dans les rues les klaxons retentissaient. On aurait cru que la France venait de mettre un nouveau but aux Allemands dans une finale de la Coupe du Monde.
Devant la gare, au fil des minutes, la foule grossissait, de nouveaux groupes venaient à chaque instant s’ajouter aux précédents qui, déjà, formaient un ensemble compact. Bientôt le vaste espace fut rempli et les derniers arrivants s’entassèrent sur le boulevard qui le longeait, sur l’esplanade qui surplombait ce dernier, dans les rues conduisant à la gare. Certains étaient restés sur la passerelle qui enjambait les quais, dominant la multitude masquée qui grouillait deux volées de marches plus bas et ils avaient l’impression de voir se développer une sorte d’insecte géant et difforme au corps démesuré et aux pattes inégales qui ne cessaient de s’allonger.
Enfin le maire parut, suivi de ses adjoints. La foule s’écartait pour les laisser passer. Les édiles s’arrêtèrent au pied de l’estrade provisoire dressée devant l’entrée de la gare et, seul, sanglé de l’écharpe tricolore, le premier magistrat grimpa lentement sur cette sorte de chaire d’où il pouvait dominer la foule. Devant lui la marée moutonnante cessa progressivement de jacasser, puis de murmurer. Il attendit que le silence se fît totalement. L’instant était solennel. Enfin il prit la parole.
« Mes chers amis, comme l’a annoncé notre président, nous allons vivre dans quelques minutes, je devrais dire dans quelques secondes, un instant mémorable : le retour à la vie antérieure, à la convivialité, à la reconnaissance de l’autre. Dans quelques instants donc nous allons quitter nos masques en espérant n’avoir plus jamais à nous en servir. Mais pour cela vous allez m’accompagner. Dès que l’aiguille de l’horloge qui orne notre magnifique gare – n’a-t-elle pas été reconnue comme l’une des plus belles du pays tout entier ? – “ La plus belle”, hurla quelqu’un dans la foule. Je partage totalement votre avis, mais je ne voulais froisser personne. Il y a peut-être des Lorrains parmi nous. »
Il n’en finissait pas, se laissait embarquer dans des digressions. Certains commençaient à s’agiter. “Dépêche-toi ! Accélère ! ” Des cris fusaient à droite et à gauche. Pour couvrir tous ces bruits discordants qui se multipliaient un technicien augmenta le son.
« Je comprends votre impatience, continua le maire. Alors, dès que l’aiguille indiquera treize heures cinquante-neuf minutes, je vous invite à accompagner l’égrènement des secondes de soixante à zéro. »
Tous les yeux étaient désormais fixés sur l’horloge. Ceux qui étaient trop éloignés pour la distinguer attendaient que les plus proches donnent le signal pour leur emboîter le pas. Comme par miracle tout le monde se tut et, soudain, avec quelques dixièmes d’avance, une voix criarde s’éleva : « Soixante ! » Ce fut d’abord un murmure, suivi presque aussitôt d’un gigantesque brouhaha. Cinquante-neuf, cinquante-huit… Les secondes se succédaient dans une cacophonie délirante. C’était à celui qui criât le plus fort. Le maire, dépassé, marquait d’un mouvement du bras chaque seconde écoulée. Son écharpe, malmenée par ses gestes intempestifs, menaçait de choir.
« Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un !. » À un grondement sourd qui s’éleva au-dessus de la foule, succéda une suite de hurlements où se mêlaient graves et aiguës. Tous avaient ôté leur masque. Le tintamarre dura quelques instants puis, peu à peu, le vacarme s’atténua et redevint murmure. « Vive la liberté ! Vive la convivialité retrouvée ! » hurlait le maire. Mais personne ne le regardait plus, personne ne l’écoutait plus.
Les gens se dévisageaient, surpris, effarés parfois. On entendit des cris d’étonnement, d’autres de déception. Ils ne se reconnaissaient plus. Depuis des mois qu’ils s’avançaient masqués ils avaient oublié leurs physionomies. Certes dans les familles on avait continué à voir les enfants grandir, les adultes vieillir. Mais à l’extérieur, dans les magasins, dans les rues, dans les lieux publics… Seuls les regards avaient échappé à l’entreprise générale de dissimulation. Derrière le masque chacun avait fini par se représenter l’autre à sa façon, de plus en plus éloignée du visage qu’il avait connu plusieurs mois auparavant. Et comme par magie venaient d’apparaître des lèvres ignorées, charmeuses ou dédaigneuses, des bouches tordues, parfois édentées, des mentons fuyants ou, au contraire, très volontaires, des figures barbues et d’autres glabres, des nez aquilins ou camus. Tous ces détails ne correspondaient plus à l’image que chacun s’était construite de l’autre. Des regards enjôleurs surmontaient des visages décevants, d’autres, inexpressifs, prenaient soudain une assurance inattendue grâce à une mine déterminée. Et, surtout, tous avaient pâli, tous avaient vieilli. Pour beaucoup la déception fut grande.
Alors, réaction déconcertante, totalement imprévisible le matin même, à l’instar des nombreux touristes asiatiques qui sillonnaient encore le globe les années précédentes, certains remirent leur masque. Comme s’ils voulaient se protéger encore. Comme s’ils ne désiraient pas exposer leur identité totale au monde extérieur. Ils ne se montreraient plus leur vrai visage qu’à leurs proches, dans “l’environnement familial” pour reprendre une des expressions serinées à la télévision depuis des mois. Déjà quelques-uns parlaient de constituer des comités de défense des individus masqués et d’autres de les attaquer en justice pour comportements inadaptés. Décidément les ravages de la pandémie ne cessaient pas avec la déclaration officielle de sa disparition, fût-elle présidentielle. Désormais une nouvelle guerre commençait entre les anti et les pro. Mais cela n’avait-il pas toujours été le cas ? Le peuple frondeur venait de trouver là un nouveau sujet d’affrontement.