Sur le banc (par Jean-Claude Le Chevère)

« Alors, vous arrivez avec les dernières nouvelles du monde ?
- Du monde, je n’en sais rien. Ma télé est en panne et avec mes yeux… plus ça va moins je vois. Alors pour lire c’est un problème. Du coup j’ai arrêté mon abonnement à Ouest-France.
- Moi, je lis le Télégramme. Les nouvelles sont les mêmes. Mais c’est mon mari, à cause du sport.
- Le sport ! Moi, c’est comme Churchill : No sport !
- Il a dit ça ? Vous vous rappelez, le gros fumeur que c’était. Et buveur aussi à ce qu’il paraît.
- Il a pourtant vécu vieux. Il avait bien notre âge quand il est mort. Vous vous rendez compte ! On ne sait plus qui croire.
- A propos de nouvelles, vous avez vu, ils ont démoli notre passerelle.
- Vous avez vu, vous avez vu ! Dites plutôt qu’on ne voit plus rien ! Et puis « notre passerelle, notre passerelle ! » La vôtre si vous voulez. Moi, il y a longtemps que je ne la prenais plus. Trop raide ! Et les marches trop hautes ! En plus il fallait bien regarder où on mettait les pieds…
- Les gens ne sont pas propres. Du moment que c’est pas chez eux ils s’en fichent.
- Il paraît que la nouvelle sera mieux. Il paraît… Ce sera une vraie rue, qu’ils disent. Et il y aura des ascenseurs.
- Qu’est-ce que vous me racontez ? Vous avez déjà vu une rue avec des ascenseurs ?
- Vous mélangez tout. Ce sera large comme une rue et les ascenseurs serviront à descendre sur les quais.
- Tout ça va coûter une fortune. Et qui c’est qui paiera ? Nous, comme d’habitude !
- Mais cette fois, au moins, on saura où vont nos sous.
- Je veux bien, mais d’après ce qu’on dit elle va coûter beaucoup plus cher que prévu.
- Normal ! C’est des experts qui avaient calculé le prix.
- Pourquoi « normal » ? Puisque c’était des experts !
- Je ne sais pas si vous avez remarqué mais il y a des experts partout. A la radio, à la télé… Et ils se trompent toujours, surtout en politique.
- Vous avez raison : s’ils annoncent que Machin va être élu vous pouvez être sûre que c’est Duchnoc qui passera !...

- Finalement on n’est pas mal sur leurs bancs quand il y a un peu de soleil.
- Au début je n’y croyais pas trop à leur nouvelle rue Jules Ferry, mais finalement c’est plutôt une réussite.
- Ici on est bien, avec vue sur la pharmacie. Comme ça, si on tousse un peu ou si on a un malaise, il n’y a qu’à traverser la rue.
- Comme la pharmacie !
- Pourquoi « comme la pharmacie » ?
- Parce que, avant, elle était de l’autre côté.
- Vous avez raison… Ma pauvre tête ! Je l’avais déjà oublié.
- Moi c’est pareil, j’oublie tout… Mais ce n’est pas comme la passerelle, on ne pourra pas la changer pour une neuve.
- Changer quoi ?
- Notre tête ! »

Sur le banc du boulevard Hoche qui fait face à la pharmacie, à l’angle de la rue Jules Ferry, deux petites dames emmitouflées papotent. Elles ont posé leurs cannes à côté d’elles et profitent d’un moment de redoux avant de rentrer chez elles pour “les chiffres et les lettres”. Même celle dont la télévision est en panne.

Jean-Claude Le Chevère