TOUT VA BIEN ! (Jean-Claude Le Chevère)

  « Tout va bien ! » s'exclama-t-il en lâchant le volant et en donnant un léger coup de coude à sa passagère. De la main droite il lui désignait l'imposant bâtiment qui leur faisait face. TOUT VA BIEN, était-il inscrit en lettres majuscules sur la façade. À côté, BAR PMU, précisait la nature de l'établissement. Mais les gravats entassés derrière les barrières qui en interdisaient l'accès et les fenêtres aveugles signalaient en même temps que toutes ces inscriptions n'étaient plus d'actualité. Elle releva la tête, regarda dans la direction indiquée et se contenta de hausser les épaules sans formuler de commentaire.

  Il s'engagea à gauche, du côté de l'usine, choisissant de continuer par la rue Jules-Ferry.

  « Tu surveilles attentivement, la station se trouve sur la gauche... Si je souviens bien ça doit être Standard Oil.

    - Arrête de faire le malin avec ton anglais à la con ! Tu ne peux pas dire Esso, comme tout le monde ? » Il ne lui répondit pas, se contentant de sourire. Il aimait l'agacer, connaissait à l'avance ses réactions.

    Trente kilomètres/heure. Il fallait qu'il surveille le compteur de sa vieille Toyota. Ce serait trop idiot de se faire arrêter pour une question de vitesse. Si près du but. Si près de la station où les deux vieux devaient surveiller jalousement leur tiroir-caisse. Avant de se lancer il avait bien précisé : « C'est sans risque ! Ils ne passent pas tous les jours à la banque. Ils préfèrent conserver leur fric près d'eux. Comme autrefois... Et puis avec les cheveux en moins et la barbe en plus ils ne peuvent pas me reconnaître. Surtout qu'ils ne sont plus très récents et l'âge n'a pas dû les arranger. Ils doivent être sacrément bigleux ! »

     Elle avait beau regarder, nulle station-service n'apparaissait sur sa gauche ; ni sur sa droite d'ailleurs. À l'entrée de la boucherie-charcuterie les clients faisaient la queue. Comme devant la pharmacie, de l'autre côté du carrefour. L'espace qui se dégageait aussitôt après lui redonna quelque espoir. Celui-ci fut éphémère. C'était le parking d'une supérette. Sans le regarder elle murmura : « Tu ne te serais pas trompé de rue ? Tu es sûr de ton plan ? » Il ne répondit pas. Il ne comprenait plus. Il était passé au même endroit quelques années auparavant. Combien ? Il aurait été incapable de le dire. Son esprit, depuis longtemps noyé dans les brumes abondamment répandues par les nombreux Single Malt écossais qu'il affectionnait tant, ne parvenait plus à compter. Et la Toyota continuait à avancer.

     Plus loin le restaurant existait toujours, mais il avait changé d'aspect. Et sous les arcades une vitrine toute colorée attira son regard. « Tiens, une librairie ! C'est nouveau. » Il n'en revenait pas.

     « Café » Il se tourna vers sa voisine.

     « Pourquoi dis-tu “ café ” ?

     -Parce que c'est écrit dessus : “Café Librairie”. Il y a aussi un autre mot, mais je n'ai pas pu le lire. »

     Il n'eut pas le temps de poursuivre, la rue s'arrêtait là. Devant eux se dressait une haute passerelle qui surplombait les rails. Il traversa le boulevard et choisit de stationner sur un petit parking légèrement à droite. Il se demanda un instant s'il n'était pas victime d'une hallucination. Face à eux la gare apparaissait telle qu'il ne l'avait jamais aperçue. Mais qu'étaient devenus les hangars, les entrepôts qui, dans son souvenir, en obstruaient la vue ? Elle l'apostropha, agressive :

   «  C'est pas ce que tu m'avais raconté... Une passerelle pourrie, que tu disais, et des tas de tôles qui empêchaient de découvrir la gare... T'as rêvé ou quoi ?

  - J'comprends pas. Y'a plus rien de ce que j'ai connu.

   - Mon vieux Léo, t'es qu'un has been, t'es plus dans le coup. J'aurais pas dû t'écouter... Et la station Standard Oil, comme tu dis, qui devait nous refiler sa caisse, tu l'as vue ?

    Il baissa la tête.

    - Non, disparue, elle aussi. »

    Ils franchirent le boulevard à pied et il s'apprêtait à entrer dans le tabac-bar lorsqu'elle le poussa violemment.

    « Pas question ! T'as le ciboulot suffisamment embrouillé. Alors après une série de demis j'ose même pas l'imaginer. T'as toujours soif, tu me l'as déjà dit. Mais quand tu commences tu ne sais pas t'arrêter. Suis-moi plutôt. »

     Elle l'entraîna quelques mètres plus loin,dans le café-librairie dont elle n'avait pas réussi à lire le nom. Il la suivit, comme un caniche, en traînant les pieds. Un établissement sans alcool ! Lui qui n'avait pas bu de limonade depuis sa communion solennelle ! Une honte ! Heureusement, depuis le temps qu'il avait quitté le quartier, personne ne le connaissait plus.

    « Deux cafés, s'il vous plaît, . Un expresso pour moi et un allongé pour Monsieur ! » Le ton autoritaire n'admettait aucune discussion. De toute façon il avait tout faux, il ne pouvait qu'obtempérer. Elle ne lui pardonnerait jamais de l'avoir entraînée dans une expédition aussi minable, vouée à l'échec dès le départ. Il avait fait confiance à ses souvenirs. Mais ceux-ci remontaient à quand ? Il frissonna en pensant aux autres, les copains du port. Si un jour de dispute elle leur balançait leur histoire il ne s'en remettrait pas. Sa réputation serait foutue, définitivement foutue.

    Ils sirotaient silencieusement leurs petits noirs quand, sans prévenir, elle se leva et se dirigea vers le comptoir.

   « Vous avez un rayon “Polar-Roman noir” ?

   - Bien entendu. Venez avec moi. »

    Elle suivit la libraire et toutes deux disparurent après avoir contourné les étagères qui masquaient la vue sur la droite. Il se retourna. Derrière lui des tableaux aux formes géométriques étaient fixés aux murs. Tout l'étonnait. Ce n'était pas le genre d'endroit qu'il fréquentait habituellement.

    Quand elle revint elle lui colla sous le nez un petit livre, format poche. “Prends l'oseille et tire-toi !”, voilà ce qu'il lut sur la couverture.

    « Qu'est-ce que c'est que ça ?

    - C'est un livre, au cas où tu ne t'en serais pas aperçu! Le scénario d'un film de Woody Allen... Je pense que ça ne te dit rien.

   - Et j'en fais quoi ?

    - J'en fais quoi, j'en fais quoi !... Si tu avais le courage de le lire tu pourrais y trouver quelqu'un qui te ressemble un peu ou, avec de la chance, y pêcher quelques idées. Parce que, pour l'instant, c'est pas terrible ! »

    Il ne répondit pas. Il n'était plus à la hauteur, il le savait et elle ne faisait qu'appuyer où ça fait mal.

   Elle régla le bouquin et les cafés et ils se dirigèrent vers la Toyota. Ils reprirent la rue Jules-Ferry dans l'autre sens. Le parking de la supérette s'était peu à peu garni. Des patients entraient dans la pharmacie et de nouveaux clients attendaient leur tour devant la porte de la boucherie-charcuterie.

   « C'était là !

    - C'était là quoi ?

    - La station-service. »

     Il avait ralenti et il lui désignait une friche abandonnée et couverte de graffitis, d'écritures, de portraits... Elle esquissa un mouvement d'épaule et ne lui répondit pas. Comme ils passaient à nouveau devant l'usine elle se retourna.

   « Tu as vu quelque chose ?

   - Non, rien de spécial. Juste l'ancien PMU.

  - Et alors ?

  - Rien je te dis, rien sauf “TOUT VA BIEN” !