Du côté de chez Émile (par Jean-Claude Le Chevère).Rue Zola

Jean-Claude nous propose un nouveau texte pour nous faire regarder autrement notre quartier après "retour express" que nous avons publié en trois fois
Retour express 1 , 2, 3.
Sur le banc, Mauvaise recette

Son nouveau texte : Du coté de chez Emile nous entraîne rue Emile Zola :

Vous arrivez dans une ville, vous cherchez la rue Émile Zola. Neuf fois sur dix on vous dirigera devant, à côté ou derrière une usine. Et Saint-Brieuc n’a pas fait preuve d’originalité en la matière. Le pauvre Émile ! Dans l’imaginaire collectif son nom est définitivement accolé à Germinal. Rien de déshonorant, certes. Mais il aurait pu être associé au marché : n’a-t-il pas écrit le Ventre de Paris qui se situe aux halles ? Ou à une artère riche en bars, en souvenir de l’Assommoir. Ou encore à une rue où se nichent de discrets établissements ouverts surtout la nuit. Cela aurait rappelé Nana. Mais paraît-il, ce genre d’endroits n’existe plus depuis qu’une certaine Marthe Richard… etc… etc… On pourrait multiplier les exemples. Eh bien non ! Pour nos édiles comme pour leurs administrés le nom d’Émile, le bon bourgeois de Médan, reste lié au monde ouvrier.

A Robien, Manoir Industrie, que les anciens Briochins appellent toujours Sambre-et-Meuse, est aussi flanqué de sa rue Émile Zola. Aux quelques maisons bien tenues qui bordent sa première partie succèdent divers commerces, établissements de services et entrepôts qui laissent peu à peu place à des terrains plus ou moins entretenus. Et du côté de Manoir Industrie, après les Restos du Cœur, une parcelle située sans l’enceinte de l’usine semble même à l’abandon.
C’est dans la partie ouest de la rue, la plus déserte, que Simon et Valentin, deux ouvriers de Manoir, s’étaient donné rendez-vous. Ils devaient régler une fois pour toutes leurs différends à coups de poings, comme sur les rings qu’ils avaient fréquentés une dizaine d’années plus tôt. Seulement, si le premier combattait chez les mi-lourds, le second n’avait jamais quitté la catégorie des poids légers, ce qui ne l’avait pas empêché de lancer ce défi à son adversaire. C’est lui qui avait eu l’idée du combat. Au début Simon avait cru à une plaisanterie. Un mi-lourd contre un léger, ça ne s’était jamais fait : près de quatre-vingts kilos d’un côté et soixante, tout mouillés, de l’autre, l’affrontement était inégal. Il avait d’abord refusé, invoquant la disproportion des forces censées s’opposer. Certes, il ne lui aurait pas déplu d’infliger une bonne correction à ce petit prétentieux qui, depuis sa sortie de prison, s’aventurait sur son terrain, venait piétiner ses plates-bandes et n’avait qu’un but, c’était visible, accaparer le marcher où lui, Simon, régnait en maître depuis plusieurs années. Petits trafics, petits bénéfices, mais de quoi, quand même, améliorer ses fins de mois et s’assurer le respect des quelques pseudo-caïds du coin.

Le combat devait se dérouler le samedi soir, après vingt heures, derrière l’ancienne boîte de nuit, désertée depuis qu’une fusillade avait amené la justice à interrompre ses activités.
Dès dix-neuf heures, les supporters des deux combattants arrivèrent par petits groupes, à pied ou en voiture. Grosses Mercedes et petites Citroën, BMW rutilantes et Fiat sans âge s’étaient garées devant les Restos ou le long du mur gris de l’usine. Se mêlèrent aux premiers arrivés des résidents du Tertre Marie-Dondaine et des rues Luzel et Cuverville qui venaient en voisins et profitaient de cette animation inhabituelle et imprévue.
Simon et Valentin avaient connu leurs heures de gloire lorsqu’ils pratiquaient, en toute légalité, ce qu’on a coutume d’appeler le noble art. Si, dans les mi-lourds, Simon n’avait pas vraiment le punch qui électrise le pugiliste touché et l’envoie brutalement au tapis, il avait la réputation d’user les boxeurs qu’il rencontrait, il les soûlait de coups dont l’accumulation entraînait souvent l’abandon de son adversaire ou une large victoire aux poings. Pour Valentin c’était différent. Il donnait l’impression d’être dominé, au bord de la rupture et, au moment où ses supporters, dépités, se résignaient à une défaite inéluctable, en un seul coup il envoyait l’autre, qui se voyait déjà vainqueur, au tapis, et celui-ci était incapable de se relever. Valentin était un puncheur.

Dans la foule des curieux les paris allaient bon train. Jonas, l’ancien prévôt, recueillait les billets en alignant les noms des parieurs sur deux colonnes. Evidemment on avait davantage misé sur une victoire de Simon. Il suffisait de voir les deux combattants côte à côte pour juger de l’inégalité des forces en présence. Des règles très simples avaient été établies, avec l’accord des deux protagonistes. Il n’y aurait pas de rounds, pas d’interruption du combat. Celui-ci durerait une demi-heure maximum, si d’aventure il allait jusqu’à son terme. Et le public serait juge.

Le début fut conforme à ce que chacun avait prévu. Le grand Simon bougeait peu, semblait attendre son adversaire au centre du cercle formé par les spectateurs. Et de temps en temps il lançait sa droite pour toucher une cible qui lui échappait chaque fois. En effet, Valentin, plus léger, plus mobile, tournait autour du mi-lourd, il virevoltait, sautillait, le laissait s’épuiser en frappant dans le vide. Il savait qu’un seul coup encaissé pouvait l’envoyer définitivement à terre. Le public commençait à s’impatienter. Il était venu voir du sang, certains attendaient que le grand corrige le petit pour lui apprendre le respect, d’autres que David, une fois de plus, vienne à bout de Goliath.

La moitié du temps s’était déjà écoulé sans que l’un ou l’autre des deux pugilistes ait mordu la poussière et, alors que le combat semblait s’éterniser, Jonas fit sonner la clochette qu’il agitait autrefois au bord du ring. La foule se retourna et l’on entendit quelques cris à l’adresse de l’ancien prévôt. Celui-ci parut s’excuser, joua la confusion.

Et tandis qu’une bronca commençait à s’élever dans l’assistance les deux combattants changèrent soudainement d’attitude. Jusqu’alors sur la défensive, ils devinrent plus agressifs, se ruant l’un sur l’autre sans chercher à se protéger. Un coup mieux ajusté atteignit Valentin au plexus. Il plia, recula et, alors qu’il allait s’écrouler, la foule fit l’élastique et le renvoya dans l’arène. Ce retour miraculeux surprit Simon qui reçut à son tour un direct au menton. Le mi-lourd chancela puis s’effondra, non sans avoir, dans un dernier sursaut, touché le léger, à la tempe cette fois. Valentin ne recula pas, il s’étala pour le compte, sa tête venant heurter l’épaule de son adversaire allongé dans la poussière.

Le moment de stupeur passé, la foule cria, exigeant d’être remboursée. Comme au bon vieux temps. Or personne n’avait payé, sauf les parieurs qui s’estimaient lésés, aucun d’entre eux n’ayant envisagé un match nul. On chercha Jonas. En vain. Il avait disparu avec la cagnotte.
Au cours de la semaine qui suivit, dans les vestiaires de Manoir, on revint sur l’affrontement de la rue Émile Zola. Mais les deux adversaires, naguère définitivement brouillés, semblaient être devenus les meilleurs amis du monde et ils restèrent muets sur le déroulement du combat. On ironisa parfois sur le peu de traces laissées sur leurs visages. Ils furent sourds aux cancans qui finirent par s’éteindre avec le temps.

Et Jonas ? On ne le revit plus dans le quartier. Seuls les deux anciens pugilistes le retrouvaient chaque samedi du côté du Légué où tous trois se payèrent quelques diners de luxe grâce à la recette des paris envolée le soir de leur affrontement. C’est l’ancien prévôt qui en avait eu l’idée. Il leur avait demandé de jouer la comédie des ennemis irréconciliables. Le reste, il s’en occuperait. Son entreprise avait plutôt bien fonctionné. « Dans le mille Émile ! » C’était son cri de guerre au bord du ring, lors des vrais combats. Et cette fois encore ça avait marché. Du côté de chez Émile…