Mauvaise recette, par Jean-Claude Le Chevère
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Jean-Claude Le Chevère nous avait accompagné dans le quartier avec ses cabots
Il revient vers nous pour nous faire regarder autrement notre quartier avec un premier texte : "retour express" que nous avons publié en trois fois
Retour express 1 , 2, 3.
Sur le banc
Son nouveau texte : Mauvais recette nous entraîne vers l'étang de Robien :
Lorsqu’il avait appris que l’étang allait peut-être disparaître – Jérôme avait été clair, d’après lui c’était l’hypothèse la plus vraisemblable – Laurent Montfort se sentit soudain mal à l’aise. Qu’est-ce qui leur prenait tout à coup de vouloir bouleverser la géographie du quartier, celle qu’il avait toujours connue, dans laquelle il évoluait, de jour comme de nuit, sans se demander où il mettait les pieds ? Et c’était l’étang qui était touché ! Jusqu’à présent il avait pensé que cette retenue d’eau existait de toute éternité. Il avait fallu que Jérôme lui explique que d’abord il y avait eu le ruisseau et que, bientôt, il n’y aurait plus que… le ruisseau.
« En quoi ça les gêne ? Ils n’ont qu’à l’entretenir. Quand je pense que c’est là que mon grand-père a appris à nager !
- C’est pas que ça les gêne. Mais l’étang, il disparaît tout seul. L’entretenir, c’est facile à dire. Mais ça coûte de plus en plus cher et il n’y a pas de fin. Tu enlèves la vase une semaine, elle est revenue la suivante… J’exagère à peine…
- Ecoute, Jérôme, tu me racontes ce que tu veux, mais moi je peux te dire que dans dix ans il sera toujours là. »
Jérôme Gestin n’avait pas insisté. Ils se connaissaient depuis l’école du boulevard Hoche. Ils avaient même été de grands copains mais par la suite leurs chemins, petit à petit, s’étaient séparés. Laurent avait toujours été un têtu, mais cette fois quelque chose le dérangeait dans son discours. Pourquoi s’obstinait-il à nier l’évidence ? On garderait une réserve nécessaire pour alimenter Manoir Industrie. Pour le reste le ruisseau ne serait plus arrêté par le barrage et les poissons pourraient descendre ou remonter à leur guise le fil de l’eau. Directives européennes, il n’y avait pas le choix !
Manoir Industrie, l’Europe et ses poissons, Laurent n’en avait rien à faire. Il n’avait qu’une préoccupation en tête : contacter le plus vite possible Ludo et Lucile. Désormais il y avait urgence. Il suffirait qu’un gars de la Mairie, plus zélé que les autres, vienne remuer la vase et d’un coup leur affaire prendrait l’eau ! Or il le savait depuis qu’il était gamin il ne faut jamais remuer la vase parce que… ça pue !
Le trio empruntait régulièrement le sentier bordant l’étang du côté est « pour regarder les oiseaux marcher sur l’eau », c’est ce qu’ils se disaient entre eux en se marrant, ce qu’ils auraient répondu aux flics s’ils leur avaient posé des questions sur leur présence à cet endroit. Ils s’arrêtaient toujours près du même arbre, en face du saule qui pleurait de l’autre côté depuis des années, tout en bas d’un jardin. La branche d’eucalyptus plantée dans la vase tenait bon. Alors ils repartaient en plaisantant, comme des promeneurs venus dire salut aux ragondins qui s’affairaient, de plus en plus nombreux, histoire de tuer le temps.
C’est Lucile qui avait eu l’idée d’y planquer leur cagnotte, pas loin du bord, bien enfoncée dans la vase. La branche d’eucalyptus leur servait de repère.
Quand ils avaient chopé le patron de la pizzeria, c’était déjà prévu. Ils avaient choisi un vendredi soir : grosse affluence, grosse recette. Beaucoup payaient avec leur carte bancaire, mais il y avait aussi du liquide, et pas mal, surtout que le patron ne voulait plus de chèques depuis qu’on lui en avait refilé un en bois. Ils avaient préparé leur affaire pendant plus d’un mois. À plusieurs reprises ils s’étaient payé une pizza, ensemble ou séparément, avaient noté les meilleurs affluences. Et tous les trois étaient tombés d’accord sur le vendredi.
Matteo, le patron, était sorti le dernier. Il était près de deux heures du matin quand il s’était approché de sa voiture, gros sac de toile à la main. Ils savaient que c’était là qu’il planquait la caisse. Ils l’avaient laissé ouvrir sa FIAT et lui étaient tombés dessus sans qu’il puisse réagir. Les lumières de la ville s’éteignaient à onze heures ce qui avait favorisé leur plan. Pendant que les deux gars l’immobilisaient, Lucile lui avait enfoncé un grand bonnet sur la tête, qu’ils avaient immédiatement serré avec du gros adhésif. Avec ça il ne pouvait plus crier, ni en français ni en italien. Ligoté, il s’était retrouvé sur la banquette arrière de sa voiture où il n’avait plus qu’à attendre que sa femme, inquiète de son absence, se lance à sa recherche.
En attendant, les trois associés s’étaient carapatés avec le sac en direction de l’étang. A la Croix-Perron des feux clignotants les avaient obligés à se planquer un moment. Mais ce n’étaient pas les flics, juste une ambulance du SAMU qui descendait la rue de Trégueux en direction de l’hôpital.
Au bord de l’étang ils avaient récupéré la branche d’eucalyptus préparée depuis la veille. Et Lucile avait sorti la grande boîte Tupperware piquée à sa mère, une adepte des démonstrations à domicile. Parce qu’il n’était pas question de se partager le magot tout de suite. Ils se connaissaient trop : ni l’un ni l’autre ne pourrait s’empêcher de claquer des billets à droite et à gauche et ils se feraient vite repérer. Alors ils avaient décidé de laisser le temps gommer les mémoires.
La boîte Tupperware était parfaitement étanche, ils avaient pris soin de la tester. La caisse à l’intérieur et trois gros élastiques autour, tout ça tiendrait bien un mois. Et ce serait la surprise quand ils feraient sauter le couvercle métallique !
Mais voilà, la rencontre de Jérôme et son histoire de ruisseau et d’Europe avaient changé la donne. Et Laurent n’eut aucun mal à convaincre ses associés que désormais il y avait urgence. Ils se retrouvèrent un mercredi soir vers les dix heures en face du saule qui pendouillait toujours tristement. Le week-end c’était plus risqué, il y avait toujours des gamins en vadrouille à traîner dans le secteur. Ils s’étaient munis d’un long râteau et ils n’eurent aucun mal à agripper le paquet qui n’avait pas quitté la branche. Il s’était juste enfoncé de quelques centimètres. Ils lavèrent la boîte en plastique dans une flaque entre les herbes et les orties et ils décampèrent vers la rue Louis Blanc. Ce n’était pas le moment de se faire choper par les flics. Ç’aurait été trop bête ! Rue Emile-Zola, derrière l’ancienne salle de gym, ils se glissèrent dans une pièce abandonnée depuis belle lurette. Ils avaient l’habitude de s’y retrouver pour préparer leurs coups ou simplement discuter en fumant et en buvant des bières.
La boîte métallique était fermée par un petit cadenas qui sauta sans difficulté. Tous trois retenaient leur souffle quand Ludo souleva le couvercle.
Non ! Ce n’était pas vrai ! Rien ! Rien de rien ! Ou plutôt si ! Quelques gravillons et un carton. Un carton sur lequel on avait écrit ces quelques mots : « Désolé ! La recette est dans l’autre caisse ! » Et c’était signé « Matteo ».
Lucile se rappela avoir lu que, pour déjouer les vols, les commerces avaient souvent deux caisses. La vraie et un leurre. Et ils étaient tombés sur la mauvaise. Décidément leur réputation de losers n’était pas près de s’éteindre !